Sous la loupe de Jeannine Lequerme

Jean-Pierre Fourez, Le Saint-Armand, Saint-Armand, septembre 2013

Il y a au village une charmante dame de 89 ans qui lit Le Saint-Armand de A à Z avec une grosse loupe car, dit-elle, « je ne veux rien manquer de chacun des numéros ». Flatteur pour l’équipe du journal, non?

Cette dame s’appelle Jeannine Lequerme, et elle tient depuis des lustres une boutique d’antiquités près des douanes. Elle souffre de dégénérescence maculaire et peut voir les formes mais pas les détails. Alors, pour ne pas perdre le fil de sa lecture, elle trouve des trucs comme placer ses doigts au bout de la ligne. Avec 10 % d’acuité visuelle seulement, la lecture la fatigue beaucoup et elle ne lit qu’une page par jour.

Raconter la vie de Mme Lequerme, c’est comme témoigner de l’histoire des immigrants au Québec après la guerre, au tournant des années 50. C’est le prototype des familles qui ont essayé d’adapter le mode de vie des vieux pays à un continent nouveau et à une civilisation différente. Jeannine Lequerme, originaire de Villeneuve-les-Avignon, dans le Midi de la France, est arrivée au Québec en 1952 avec son mari Charles Lequerme, alsacien de Strasbourg, et leur fille Maryse, âgée de 8 ans, née à Tours où ils avaient élu domicile.

La vie en France après la guerre était vraiment difficile, l’emploi était rare et Charles souhaitait travailler à son compte. Mais les tracasseries administratives ont eu raison de sa patience et de sa détermination. Comme à cette époque le Canada et l’Australie demandaient des immigrants, Charles a envoyé sa candidature aux deux… le Canada a répondu en premier. C’est alors le branlebas de combat!

Il faut entendre Jeannine raconter ses aventures rocambolesques pour obtenir papiers et visas face aux autorités tatillonnes. Elle « monte » à Paris et, comme elle le dit si bien : « ils voulaient éliminer toutes possibilités de tare et de maladie et voir si on n’était pas bancals. »

Charles part le premier en éclaireur sur le Canberra, un vieux rafiot grec, et débarque à Halifax, le 1er avril 1952, pour trouver un logement et un travail. Pour payer le voyage il fallait de l’argent, alors Jeannine vide la maison, fait un grand ménage de la cave au grenier, trie tout ce qui est vendable et fait venir un brocanteur qui lui offre un bon prix pour le tout. Ainsi, avec ce petit pécule, elle embarque avec Maryse sur le Colombia (autre vieux bateau de transport d’immigrants) et arrive au Canada le 8 juillet 1952.

Une nouvelle vie commence. Charles a trouvé un emploi à 1 $ de l’heure et a déniché un meublé en attendant mieux. Les débuts à Montréal sont ardus. La famille passe de meublé en meublé. Jeannine travaille dans une manufacture pour permettre à sa fille d’avoir la meilleure éducation possible. Maryse essaiera Marie-de-France, puis le couvent, pour se retrouver à l’école anglaise où, enfin, elle s’épanouira.

On travaillait fort, dit-elle, mais on était heureux. Charles trouve un emploi de réparateur de meubles chez Fraser Brothers où il restera sept ans. En 1959, il se sent assez solide pour devenir indépendant. Il loue un grand local rue Queen et de là il se présente aux grands magasins (Morgan’s, Eaton’s, Simpson’s, Ogilvie’s) qui avaient à cette époque un département d’antiquités. « Essayez-moi, leur dit-il, vous verrez si je fais l’affaire »… et ça a marché! Gros succès, car les meubles à réparer arrivaient par camion, et Charles est devenu très connu dans le milieu. Cependant, son rêve est maintenant d’avoir son propre magasin d’antiquités. Jeannine, moins fonceuse, s’inquiète d’un tel projet, sachant toutefois que les grandes décisions sont en général prises par Charles, souvent de connivence avec leur fille Maryse.

Par le biais d’amis, Charles déniche un local à Saint-Armand pour y installer un commerce d’antiquités et achète à un Allemand de La Falaise la maison que Jeannine occupe encore aujourd’hui. À cette époque, Jeannine est contre-maîtresse dans une manufacture de vêtements de sport à Montréal. Mais après des aventures mouvementées dans cette entreprise, elle quitte la compagnie en 1968 et, en tant que syndiquée, elle bénéficie d’un bon plan de départ et peut alors seconder Charles dans le nouveau magasin d’antiquités ouvert depuis juin 1967.

Le bâtiment acheté près des douanes de Philipsburg est délabré et abandonné, et chacun met la main à la pâte pour tout rénover, selon sa spécialité. Jeannine, elle, c’est la cuisine pour tous. Charles avait accumulé dans son atelier de la rue Queen beaucoup de meubles et d’objets restaurés en prévision de l’ouverture de son futur magasin. À eux deux, ils font tourner le commerce à plein régime et importent des meubles d’Angleterre et de France par container. Leur clientèle est assez variée : beaucoup d’Américains de retour d’une visite au Canada et des Canadiens d’un peu partout notamment de Montréal, Saint-Jean, Québec, Granby ou Sherbrooke mais hélas, rien ou presque du côté de Saint-Armand. Ce succès ne s’éteindra qu’au début des années 2000 lorsque Charles tombera malade (il décède en 2003).

Ce commerce d’antiquités étant surtout saisonnier, Jeannine et Charles passaient presque tous leurs hivers en Floride dans une maison qu’ils avaient achetée en 1974 et que Jeannine occupe encore chaque année.

Jeannine est déçue de ses rapports avec les gens de Saint-Armand. À leur arrivée, l’accueil est hostile, et elle se souvient encore de remarques comme « ils sont encore en vie ces deux-là » ou « ces maudits Français pleins de fric qui profitent du monde! » Elle trouve cela injuste car, dit-elle, « on est partis de rien et on a trimé dur. Même Maryse a laissé son emploi pour venir nous aider. » Par contre, ils se sont fait des amis surtout parmi les gens qui, comme eux, avaient vécu les difficultés de l’immigration. Jeannine est amère lorsqu’elle se rappelle que les gens du coin les ont superbement ignorés sinon boycottés, bien qu’ils aient employé pour leurs travaux des ressources locales. « On n’a jamais compris cette haine des étrangers », dit-elle. Est-ce qu’on faisait peur? Peut-être, mais on n’a jamais fait de mal à personne. Xénophobie? Pourquoi ceux qui ne sont pas d’ici sont automatiquement des méchants ou des gens pas recommandables? Nous, on n’a jamais parlé contre les Canadiens ou les Québécois. On était trop reconnaissants envers le pays qui nous a accueillis et qui a fait notre bonheur.

Jeannine est de la vague des premiers immigrants volontaires, et elle avoue se sentir plus chanceuse que d’autres qui n’ont pas eu d’autre choix que de s’exiler, comme les réfugiés politiques, par exemple. Elle a eu le courage de tous les expatriés : lutter pour une vie meilleure. Heureusement, dit-elle, beaucoup de Québécois nous ont aidés car ils ont un coeur d’or. Quand on n’est pas du pays (même après des années), on a tendance à se recréer une famille substitut avec des gens qui nous ressemblent et nous comprennent. Avec le temps, dit Jeannine, nous nous sommes fait un bon réseau d’amis dans la région. À l’autre bout de la vie, Jeannine est incroyablement éveillée et trouve son bonheur dans des petites choses simples comme lire Le Saint-Armand… avec une loupe.

 

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