Madeleine Gagnon, l’authentique

Vinciane Cousin, Le Mouton NOIR, Rimouski, juillet 2013

Alors qu’elle rédigeait ces lignes en 2001 dans Mémoires d’enfance, Madeleine Gagnon se doutait-elle de l’ouvrage qui l’attendrait en 2006, lorsqu’elle entamerait l’écriture d’une autobiographie ? Au bout d’un travail qui s’est échelonné sur sept ans, l’auteure québécoise publie Depuis toujours aux éditions Boréal, le récit d’un parcours à travers lequel une petite fille née à Amqui dans un Québec à l’aube de la Révolution tranquille deviendra poète, romancière, critique et professeure d’université renommée, mais aussi féministe engagée, mère dévouée, amoureuse passionnée.À l’occasion d’une signature-causerie organisée par la librairie Vénus à Rimouski, au milieu d’une forêt d’encre et de mots, Madeleine Gagnon se tient, comme un grand chêne sage de trois quarts de siècle. Elle nous raconte, d’une voix à la fois fragile et porteuse, l’arrière-scène de son œuvre : « Ça n’a pas commencé par le désir de faire une autobiographie. Les premiers fragments sont venus seuls. Un jour, je me suis aperçue que j’étais en train d’écrire des passages de ma vie, et je me suis dit : “Ça y est, j’écris une autobiographie”. »

L’auteure, dans son plus jeune âge, baigne dans l’univers enchanteur d’une campagne heureuse dans laquelle la poésie prend déjà forme. Le bonheur a le visage bienveillant d’une famille nombreuse. Pourtant, au sein de ce monde de lumière, la petite fille vit ses premières expériences de misère humaine à travers les épreuves de souffrance que traversent les êtres qui lui sont proches. L’expérience est simple, mais l’émotion n’en est pas moins intense, la petite Madeleine rencontre, peu à peu, « la face cachée de la Lune ». « Voir un homme pleurer, pour une petite fille, c’est la plus grande expérience à vivre. Comme voir une grand-mère préparer sa mort… Cette intensité met sur la route de l’écriture. Ça s’écrit déjà à l’intérieur », nous dit-elle.

Toujours s’entremêlent dans le vécu la souffrance et la joie, et le récit en témoigne sans jamais exclure une émotion au profit de l’autre. La narration ne se veut ni vraie ni fictive, elle livre avec authenticité un florilège de souvenirs précieux. L’auteure a pour seul principe de rester fidèle au vécu puisque l’expérience est toujours singulière et subjective : « Je n’ai rien inventé », soutient-elle, sachant qu’elle n’effectue pas un compte rendu des faits, mais qu’elle atteste bien de sa réalité propre, si bien qu’elle parle autant d’autobiographie que d’autofiction.

Madeleine Gagnon évoque son entrée au pensionnat à l’orée de l’adolescence, au moment où la soif infinie d’apprendre se heurte à l’enseignement rigide des couvents. La révolte plante déjà ses premières graines dans le cœur de cette femme qui mènera sa vie dans un souci constant de justice et d’équité. Elle passe d’institution en institution, jusqu’à trouver l’espace qui lui permet de nourrir sa curiosité pour la connaissance et de construire, en écho, l’intellectuelle et la poète qu’elle incarne aujourd’hui. L’étude de la philosophie et le déploiement de son art marchent côte à côte, ne s’opposent pas, mais agissent comme deux alliés se rendant service l’un l’autre. Et maintenir le pont entre ces deux sphères, elle y tient : « Je l’ai toujours dit et il faut continuer à le dire : ces deux dimensions ne s’opposent pas. Ici au Québec, il y a un très fort anti-intellectualisme, et ce, depuis le début de la colonie. Les artistes ont tendance à dire : “Moi, je suis artiste, ça ne s’explique pas.” Alors que philosopher, penser la vie, c’est pratiquer un art. » Dans l’univers de l’auteure, la poésie n’est pas une forme littéraire mais plutôt une posture, un regard posé sur le monde que la philosophie et l’étude des lettres alimentent en donnant, finalement, plus de liberté à la création elle-même.

La poétesse mènera une maîtrise puis un doctorat à travers le monde, voyageant entre Montréal, Paris et New York, repassant parfois par sa ville natale, pour découvrir à chaque arrivée un Québec changé par le bouleversement social propre à la Révolution tranquille. Au fil des pages, on revisite l’histoire du Québec, de la désaffection de l’Église jusqu’au printemps érable, une révolution dont elle s’est voulue actrice par sa passion de l’écriture qui « serait témoin, en actes, de ces transformations sociales et individuelles ». L’auteure incarne sa citoyenneté dans la voie des mots pour contribuer à rendre à un peuple qui n’avait pas encore de nom une identité. Elle écrit d’ailleurs : « Je construisais, moi aussi et comme tant de mes compatriotes, les fondations d’un projet. Mon projet d’écrire, de trouver des mots inédits, rencontrait celui, disséminé, d’établir les bases d’un nouveau pays. » L’écriture et la poésie ne sont pas de simples manifestations d’un mouvement, elles sont le lieu même du changement, elles sont des actes politiques portant la voix et l’identité d’un peuple : « Un peuple se connaît mieux par ses écritures que par ses slogans », tels sont les apprentissages qu’elle tire, entre une multitude d’autres enseignements, de son expérience de la Révolution tranquille.

Madeleine Gagnon raconte également le combat féministe qu’elle a mené dans sa profession d’auteure et de professeure, et dans son rôle de mère et de femme : « Quand j’étais jeune, c’était presque impossible d’être une intellectuelle et d’être perçue comme quelqu’un de désirable. Il fallait choisir. Je crois que ça a changé, car de plus en plus de femmes se sont fait instruire, sont allées à l’école. Mais ça se construit lentement, l’image valorisante d’une femme. » Aujourd’hui, la condition de la femme a évolué mais, à ses yeux, le mouvement féministe doit perdurer. « Je crois qu’il faut que les hommes le soient aussi. Ce n’est pas unisexe. Le féminisme, c’est la conscience de l’injustice, de l’inégalité, de l’assujettissement, de l’oppression. On ne peut pas vivre dans un monde où il y a encore des pays où les femmes n’ont pas le droit de vote, où les femmes n’ont pas le droit de se faire instruire… Puis ici, il y a les meurtres de femmes, les viols, il y en a encore. On ne peut pas se dire non féministe quand il y a tout ça. »

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