Robert Maltais, La Quête, Québec, juillet 2013
Où en serions-nous comme êtres humains sans les mots ? À l’âge de pierre, j’ai bien peur, car même avec l’usage des mots l’évolution de l’humanité est lente, parfois laborieuse, ne trouvez-vous pas ?
Je vais nuancer ma pensée : au plan technologique nous sommes de véritables génies avec nos inventions : navette spatiale internationale, tablette numérique, moteur de recherche en ligne, téléphone dit intelligent et autres centaines de gadgets issus du modernisme très tendance techno. Que nous sommes donc évolués et d’avant-garde, dirait-on à première vue ! Mais quand on y regarde de près, notre grand génie résiste-t-il vraiment à l’analyse ?
Que dire de notre espèce sur le fond des choses ; je parle de nos valeurs, de nos moeurs, de notre nature profonde, animale parfois, encline à des sentiments totalement opposés, comme du bon côté des choses : l’amour, l’affection, l’amitié, la compassion, et du moins bon : l’envie, la jalousie, l’égocentrisme et la haine. Mais je m’égare un peu de mon propos.
Véhicules de la pensée humaine, les mots nous permettent de traduire nos sentiments, nos émotions et nos idées, de communiquer entre nous dans un langage commun. De nous comprendre, ou au moins d’essayer, avec un succès plus que relatif il est vrai. Les mots ont leur vie propre. Ils se promènent partout, même dans la rue. Ils voyagent à travers les âges, placotent, radotent, séduisent, font peur, racontent, crient, pleurent et chantent, au gré de l’humeur de leurs auteurs.
Peut-être devrait-on parler d’art de la rue à propos des milliards de mots qui ne demandent qu’à s’exprimer sur la place publique, déambulant sur les trottoirs de nos vies, au point de nous assourdir parfois. Cette manie qu’ont les cellulaires de nous faire entendre des conversations privées auxquelles nous nous passerions volontiers !
Et pourtant, ces centaines de mots que nous utilisons tous les jours sont usés à la corde et vieillots, certains même ont plus d’un millier d’années d’existence. Ils portent sur leur dos le poids de notre histoire commune. Par leur unique force, ces mots constituent la charpente et la richesse de notre littérature. Sans eux, aucun écrit n’aurait pu être possible. Sans eux, où en serait la mémoire de l’humanité ? Tel un fromage gruyère, elle serait pleine de trous.
Mais bien que ce soient de vénérables vieillards, ces mots persistent et signent. Non seulement résistent-ils au temps, mais on les revoie ragaillardis, pimpants et habités d’une nouvelle jeunesse. Tels de flambants nouveau-nés, ils trouvent écho sur nos lèvres comme s’ils étaient à peine nés hier.
La langue française dispose d’un vaste réservoir de mots. À titre d’exemple, le dictionnaire Le Grand Robert compte près de 100 000 mots, un océan lettré qui invite à la modestie face à la maîtrise de notre langue maternelle. À moins d’être écrivain, on utilise beaucoup moins de mots dans la langue courante, pas plus de 10 000, et encore.
Les mots possèdent un énorme pouvoir, à la fois enchanteur et dévastateur. À leur simple évocation, on peut faire naître une vision paradisiaque ou, à l’inverse, infernale. Un bon mot et le soleil apparaît. Un gros mot et on vous fuit comme la peste. Les mots ont aussi le pouvoir d’agir comme un baume sur une plaie, un remède contre une maladie. Des mots bien choisis apaiseront pleurs, souffrance et mal de l’âme. Mal choisis, ils provoqueront mésentente, querelles, voire guerres. C’est alors qu’ils se transforment en maux.
Les mots ont leur propre vie. Il nous arrive d’agir comme de malhabiles jongleurs avec tous ces mots qui nous glissent parfois des mains, qu’on échappe et écrabouille involontairement. Certains auteurs savent heureusement comment les utiliser avec discernement et subtilité, comme entre autres le journaliste et célèbre ex-animateur des émissions de télévision Apostrophes et Bouillon de culture Bernard Pivot, dans un livre qu’il vient de publier sous le titre de Les mots de ma vie. Ce petit bouquin est un bijou d’érudition et d’humour, en plus d’être une source d’inspiration pour quiconque s’intéresse aux idées et à la belle langue française.