Manon Barbeau. Transmettre la parole

Marie-Lise Rousseau, L’Itinéraire, Montréal

En entrant dans le nouveau bureau du Wapikoni mobile, situé dans une ancienne bâtisse industrielle du Mile-Ex, j’aperçois Manon Barbeau…

…vêtue d’un chandail rouge et d’un pantalon bouffant, debout avec d’autres employés, formant un cercle au milieu du vaste local lumineux. Au menu de cette réunion du début de décembre : le budget de l’organisme pour 2013 et divers suivis relatifs au déroulement des formations et à l’état des roulottes. Lorsque Manon Barbeau vient s’asseoir ensuite dans la salle de réunion pour notre entrevue, elle prend une grande respiration. «C’est une période très occupée de l’année», dit-elle avec une pointe de fatigue dans la voix.

Abandonnée en bas âge par ses parents, artistes signataires du Refus global – son père est le peintre Marcel Barbeau – Manon Barbeau a été élevée par sa tante et son oncle, ce qui était rare à l’époque. «Il m’est resté ce sentiment d’être marginalisée. J’ai naturellement développé un intérêt pour les exclus», raconte-t-elle, le regard vif. En 1998, la cinéaste se fait connaître avec le documentaire Les enfants du Refus global (1998), qui témoigne des répercussions de ce mouvement social sur la progéniture des artistes, mettant notamment en scène le touchant témoignage de son jeune frère, de qui elle a été séparée pendant 20 ans.

Depuis, chacun de ses documentaires donne la parole aux écorchés de la société, qu’ils soient de jeunes squeegees itinérants de Québec dans L’armée de l’ombre (1999) ou des prisonniers dans L’amour en pen (2004). Manon Barbeau se nourrit des marginaux, dont elle admire la liberté et la résilience. «J’aime comment ils traversent leurs épreuves envers et contre tous, en transformant leurs blessures en création», dit-elle, les yeux brillants et le sourire large, qu’elle gardera tout au long de l’heure de notre rencontre.

 

Des Squeegees au Wapikoni

Depuis quelques années, Manon Barbeau a mis son cinéma de côté pour se consacrer à celui des jeunes autochtones. En 2004, elle a fondé le Wapikoni mobile avec le Conseil de la nation attikamekw.

Le Wapikoni est une roulotte-studio qui sillonne les communautés autochtones du Québec pour donner une chance aux jeunes vivant l’exclusion et la marginalité d’apprendre à s’exprimer par la vidéo. «Ils ont un talent pour l’image, souligne-t-elle. Probablement à cause de la tradition orale autochtone, qui est très imagée».

Au-delà de la formation technique, les jeunes qui participent au Wapikoni mobile, provenant d’une vingtaine de communautés autochtones du Québec, apprennent «les rudiments d’une intégration professionnelle (ne serait-ce qu’arriver à l’heure), le travail en équipe, la maîtrise d’outils technologiques, l’effort nécessaire pour aller au bout d’un processus, celui de commencer un film, de douter, d’aller jusqu’au bout, de présenter ce film devant toute leur communauté…», énumère Manon Barbeau, soulignant à quel point les jeunes qui entrent au Wapikoni en ressortent grandis.

La cofondatrice de l’organisme parle avec fierté des réussites des jeunes formés par le studio ambulant : le rappeur Samian, porte-parole du Wapikoni, en est l’exemple le plus connu. Elle parle aussi de Shanouk Newashish, qui travaille maintenant au service d’audiovisuel du Centre d’amitié autochtone de La Tuque; d’Abraham Côté, qui enseigne l’audiovisuel en parascolaire dans une école secondaire de sa communauté et de Réal Junior Leblanc, qui obtenait récemment un contrat pour scénariser un documentaire.

Deux jours après notre rencontre, la cinéaste devenue gestionnaire se rendait à New York afin de recevoir, au nom du Wapikoni mobile, le Prix d’honneur du festival Plural+ décerné par l’ONU pour «l’ensemble de ses activités auprès de la jeunesse des Premières Nations et la qualité de son travail».

Avec l’expansion de l’organisme ces dernières années (création d’une deuxième roulotte, établissement de partenariats à l’étranger, formations données aux jeunes autochtones d’Amérique du Sud), Manon Barbeau passe de moins en moins de temps sur le terrain avec les jeunes.

«Heureusement qu’il y a Skype pour maintenir le lien avec chacune des équipes et pouvoir parler avec les jeunes de leurs films», dit-elle. D’autant plus qu’il est ardu de se rendre dans certaines communautés éloignées : «Pour aller à Matimékosh (près de Schefferville), il n’y a plus de route. Il faut prendre un train toute la nuit».

 

À la rencontre des premières nations

Wapikoni veut dire fleur, en langue attikamekw. C’était aussi le prénom d’une jeune de 20 ans de la communauté de Wemocati, du Saguenay Lac-Saint-Jean. Manon Barbeau travaillait avec elle et un groupe de jeunes à l’écriture d’un scénario intitulé La fin du mépris… et un soir, la voiture de la Wapikoni est entrée de plein fouet dans un camion forestier mal garé. La collision a été fatale.

Il est difficile de croire que la cinéaste ne connaissait pratiquement pas les Premières Nations du Québec avant de rencontrer la jeune Wapikoni et son groupe. Mais elle s’est toujours sentie attirée par ces cultures qui respirent à l’intérieur même de nos frontières. «Je me souviens d’une fois où j’allais faire du kayak sur la Côte-Nord, se remémore-t-elle. On passait devant des communautés et j’étais fascinée par ce monde coupé du nôtre. Je ne comprenais pas pourquoi, mais j’avais le goût de créer des liens avec eux».

Aujourd’hui, Manon Barbeau est on ne peut plus attachée à ces communautés. «On prend conscience de leur valeur», s’enthousiasme-t-elle, mentionnant une rencontre positive entre Pauline Marois et 40 chefs des Premières Nations qui avait eu lieu la veille de notre entretien. «Les gens préfèrent conserver leurs préjugés parce que ça justifie qu’on ne s’occupe pas des Autochtones et qu’on les laisse se suicider dans leur coin», dit-elle, tranchante. Les films réalisés par les jeunes du Wapikoni mobile viennent prouver le contraire. «On voit qu’ils ont des choses à dire, qu’ils ont un talent artistique et qu’ils ne correspondent pas aux préjugés. Leurs films sont des ambassadeurs positifs d’eux-mêmes», émet la cinéaste.

Est-ce que la création de ses propres films manque à Manon Barbeau? «Quand je reviens à mes projets, je trouve que ça a moins de sens que le Wapikoni, répond-elle. C’est plus nourrissant de donner aux jeunes les outils pour créer».

Peut-être est-ce parce que Manon Barbeau a grandi dans une famille éclatée qu’aujourd’hui, la famille est sacrée pour elle. La mère de la cinéaste Anaïs Barbeau-Lavalette en a fondé une qui grandit de jour en jour au sein du Wapikoni mobile, dont les jeunes ont réalisé plus de 500 films à ce jour. Mais n’allez surtout pas la surnommer «la Mère Teresa des enfants perdus» comme d’autres l’ont fait. «Il y a un côté misérabiliste à ça, commente-t-elle. Au contraire, je trouve que ces jeunes ont beaucoup de force et ils m’apportent beaucoup personnellement».

Après quelques réflexions à voix haute sur les maux de notre société, à dénoncer ceux qui mettent l’humain en deuxième plan derrière l’économie et à partager l’inspiration qu’elle tire des gens de la rue, qui vivent des situations très difficiles, mais empreintes de liberté, en dehors des normes imposées par la société, Manon Barbeau se retourne sur sa chaise en regardant au loin et lance : «Coudonc, je suis bien émotive aujourd’hui». Il y a encore beaucoup de travail à faire pour donner une place digne de ce nom aux trop nombreux exclus. Manon Barbeau a choisi son combat avec le Wapikoni mobile, sa deuxième famille.

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