Ewans Sauves, L’Itinéraire, Montréal, le 15 juin 2012
Samedi 7 avril, tout juste avant midi. L'heure est à la fête sur le boulevard Saint-Laurent. À un coin de rue du Monument-National, des adolescents sont assis sur le trottoir. Tous arborent le carré rouge et semblent fêter quelque chose. «Que célébrez-vous?» Je leur crie cette question, la musique provenant d'une radio portative couvrant le brouhaha de leur conversation. «Aujourd'hui, on parle de nous, parce qu'on est dignes d'un Québec qui nous mérite», répond l'un des leurs, d'un ton revendicateur et sourire aux lèvres.
À midi tapant, une véritable fourmilière se retrouve devant le vieux théâtre, au coeur du centre-ville de Montréal. Parents, enseignants, étudiants, jeunes enfants : tous sont là pour participer à «Nous?», un événement de prise de parole, de réflexion sur l'état du Québec et sur la démocratie actuelle. Les citoyens sont invités à lire, sur scène, un texte de leur création. Instigateur du Moulin à paroles, qui avait eu lieu en septembre 2010 sur les plaines d'Abraham, Pierre-Laval Pineault précise qu'il n'était pas question de refaire un «autre Moulin» avec «Nous?». L'heure est au changement, avec le mot «démocratie» qui est revenu en force ces derniers mois. «La société québécoise est sous le même régime depuis dix ans et force est de constater que nous faisons face à un gouvernement corrompu, poursuit-il d'une voix calme et posée. Les gens ne sont pas dupes, ils réalisent que la démocratie au Québec est en danger. On veut prendre en main le destin de notre petite partie du monde.»
Au cours des dernières années – et notamment depuis l'automne dernier – une multitude de groupes et d'espaces favorisant l'expression des idées et le droit de parole ont vu le jour au Québec (voir encadré intitulé « Tour d'horizon »). Que l'on pense aux activités de l'Institut du Nouveau-Monde (fondé en avril 2004), au blogue et au magazine Générations d'idées (novembre 2010) ou aux solutions proposées dans le forum de Sortie 13 (septembre 2011), ou encore au mouvement international Occupy qui a secoué Montréal en octobre 2011. Bref, il est clair que le pouls de la population bat à un rythme élevé. Les citoyens prennent d'assaut le cyberespace et la place publique pour imaginer un Québec à leur image. L'objectif: redéfinir, ou plutôt rebâtir, la démocratie.
La notion de démocratie remonte à l'Antiquité. À Athènes, une poignée de citoyens réclamaient le droit à la parole. Aujourd'hui, elle est définie comme un régime politique où le peuple exerce lui-même sa souveraineté en élisant librement les représentants du pouvoir. Il serait irrationnel de ne pas qualifier le Québec de société démocratique, compte tenu de cette définition.
Mathieu Bock-Côté, chroniqueur au Journal de Montréal et chargé de cours en sociologie à l'Université du Québec à Montréal (UQAM), observe de près le mouvement de contestation, et ce, depuis le jour 1. Il est d'avis que les concerts de casseroles qu'on entend depuis plusieurs semaines dans les rues ne sont qu'un des nombreux symptômes d'une profonde crainte refoulée par les Québécois. «Depuis une dizaine d'années, ils s'enfoncent dans un sentiment d'impuissance et ce malaise, qui est tu depuis longtemps et qui ressort en ce moment à la surface de la sphère publique, analyse Mathieu Bock-Côté, auteur de plusieurs ouvrages sur la démocratie et l'identité québécoise. La société québécoise a souvent été un endroit où chacun décide de ce qu'est sa vie, et on dirait qu'il y a ce désir présentement de se mobiliser. Le peuple s'émerveille de son existence.»
Selon Gérald Larose, président du Conseil de la souveraineté du Québec, il existe «un indice de santé» de la démocratie. Celui qui a été membre de la Commission sur l'avenir politique et constitutionnel du Québec en 1990 et 1991 remarque une négation importante de la démocratie de nos jours au Québec. «Nous sommes face à un gouvernement qui prend des décisions incomprises par sa population, laquelle s'interroge et doute de plus en plus sur ses motifs. C'est un signe que ça ne va pas, critique Gérald Larose, aussi professeur à l'école de travail social à l'UQAM. La crise sociale que nous vivons au Québec mijote depuis 2007 et constitue un aggloméré de plusieurs enjeux, tels que l'accessibilité aux études ou le développement des ressources naturelles.»
Yanouk Poirier, l'homme derrière Sortie 13, est l'un de ceux qui souhaite redonner un sens à la démocratie à la sauce Québec. Il a recruté 12 autres leaders de régions différentes, dans le but d'offrir des solutions «pour contrer l'immobilisme et le cynisme au Québec». Du 13 septembre au 13 décembre, 13 problématiques de société ont été étudiées et fouillées de fond en comble par l'équipe. Retenons, par exemple, la proposition d'imposer aux entreprises une norme de conciliation travail-famille. « Je voulais proposer quelque chose de constructif, des solutions concrètes, pour inspirer les gens, indique Yanouk Poirier, créateur de Sortie 13, et qui est aussi un associé du cabinet Leaders & Compagnies. Le problème de notre société, c'est qu'il n'y a pas de projets sociaux auxquels les gens peuvent s'associer. Il y a un manque important de leadership et notre groupe permettait d'en avoir, sans jouer le rôle du politicien, mais simplement du citoyen.»
Mathieu Bock-Côté apporte toutefois une nuance : «Il ne faut pas forcément lier la création de ces rassemblements citoyens à la crise sociale actuelle. Chaque génération voit l'arrivée de ces groupes de leaders qui se mettent en groupe et disent « nous existons », mais qui ne sont pas la jeunesse que l'on voit dans la rue. Il ne faut pas mélanger la formation de ces groupes avec le mouvement de fond.» D'après l'ancien syndicaliste Gérald Larose, le Québec est à la recherche de nouveaux repères et de nouveaux idéaux, alors que ceux qui avaient stimulé les Québécois durant la Révolution tranquille des années 1960 semblent avoir perdu leurs vertus mobilisatrices. L'arrivée d'un État exploiteur aurait changé la donne. «Nous assistons à un réveil de société, tonne Gérald Larose, tapant du poing sur la table. Par exemple, le rapport Parent sur le système d'éducation au Québec, préparé en 1960, visait à parvenir à la gratuité scolaire, mais il a été transformé et détourné de son but par une volonté gouvernementale.»
Manifestations étudiantes, arrestations, création de groupes revendicateurs, etc. Gérald Larose va même jusqu'à évoquer les prémisses d'une autre Révolution tranquille. «On assiste à une force populaire qui réimpose une vision. Et cette force-là, c'est la jeunesse québécoise qui est éveillée, articulée, dit-il, le regard candide. Nous sommes définitivement à la fin d'un cycle et ça risque de brasser dans les prochains mois au Québec.»