Maudit B.S. : Digne, dingue, dope…

Jean-Marie Tison, L’Itinéraire, Montréal, le 1er juin 2012

Tout est lié. Qu’il soit question d’éducation, de santé, d’environnement, de richesse ou… de pauvreté, les prises de conscience que nous faisons et les gestes que nous posons aujourd’hui détermineront si notre futur aura un avenir devant lui!

On n’a jamais autant parlé des itinérants, mais on parle peu de l’itinérance et du système qui, pour se maintenir, crée et entretient la pauvreté d’où elle est (souvent) issue. Un système à bout de souffle qui multiplie les trous dans les budgets, dans la couche d’ozone et même dans notre coeur, mais dont nous nous accommodons raisonnablement bien parce que nous chérissons la certitude de pouvoir, tôt ou tard, en tirer profit, même si c’est aux dépens des autres là-bas. Mais LÀ-BAS, c’est ICI! Et tôt ou tard, il sera trop tard.

C’est apparemment, hélas, depuis le jour funeste où l’on a retrouvé une balle dite perdue dans le corps d’un citoyen plutôt que dans celui de l’itinérant à laquelle elle était destinée, qu’on a commencé àdouter de l’efficacité de gagner la guerre à la pauvreté à coup de Taser et de guns ! En attendant l’invention de la balle intelligente (qui ne saurait tarder!), il y a peut-être lieu d’envisager le fait que lui ou eux, c’est aussi nous finalement.

Le matraquage médiatique qui nous brosse un portrait apocalyptique du centre-ville n’est sans doute pas étranger à la naissance de l’escouade EMRII, chargée d’intervenir en première ligne auprès des cas «lourds» qui pètent une coche dans le métro ou dans la rue… près de chez vous! Timide, mais louable initiative qui ne doit pas nous faire oublier que le SPVM n’a pas pour, mandat de solutionner le phénomène de l’itinérance, mais bien de régler le problème que représentent les itinérants pour nous!

En nous détaillant en haute-définition le vécu de l’itinérant pris en flagrant délit d’itinérance afin de susciter l’intérêt des cotes d’écoutes, blasés que nous sommes devenus, les médias ne font que renforcer l’opposition qu’on voudrait nous voir admettre une fois pour toutes, entre citoyen et itinérant. C’est la notion même de citoyenneté que l’on remet en question par la bande, si j’ose dire. À partir de quand un pauvre n’est-il plus un citoyen? Lorsqu’il n’a plus d’adresse, lorsqu’il n’achète plus de biens de consommation ou lorsqu’il agresse des sacs de vidanges à coups de couteaux?

L’individu qui vit sa misère en errant sur les trottoirs est devenu le prototype de l’itinérant visible qu’on voit venir de loin puisqu’il traîne dans son sillage autant d’épithètes que le nombre d’activités auxquelles il s’adonne ponctuellement. S’il mendie, c’t’un quéteux. S’il boit, c’t’un robineux… Et s’il mange? C’t’un mangeux? Quel qualificatif résumera le mieux la fin de sa digestion à ciel ouvert puisque «les toilettes sont réservées aux clients de notre établissement»?

Dans mon premier texte publié dans L’Itinéraire, il y a 18 ans, j’écrivais : «Je l’sais pas si vous l’savez, mais être affamé, assoiffé, mal rasé, mal habillé, sale, saoul, vulgaire, désespéré et perdu sept jours sur sept à l’année longue, c’est d’l’ouvrage en crisse! Pardonnez-nous s’il nous manque parfois quelques-uns des attributs si chers à vos préjugés. Si l’abus de drogue et d’alcool peut conduire à la rue et à la folie, l’inverse – l’isolement, le dénuement et la détresse permanente – y conduisent tout aussi sûrement».

On nous donne le choix entre la condamnation sans appel et la compassion conditionnelle, laquelle à force d’être sollicitée, est devenue très sélective. On ne peut en effet compatir bien longtemps avec ceux qui mangent de la misère à moins de voir de près à la TV ceux qui la mangent «saignante» dans les pays lointains. Mais ici comme ailleurs, lorsque le sort des uns dépend uniquement de la compassion des autres, la compassion devient une hypocrisie collective grand-guignolesque. Un raccourci commode afin de faire bonne figure et nous affranchir de poser des gestes concrets afin de corriger une situation que l’on sait tous être injuste. En psycho 101, on appelle ça du déni! Dans la rue, on appelle ça une claque su’a yeule!

Qu’est-ce que ça donne de voir les choses en 3-D dans son salon si notre esprit critique, aussi plat que nos écrans, fonctionne encore dans un monde à deux dimensions? «For your eyes only» dirait James Bond. Dites-nous vite qui est le bon et qui est le méchant!

L’Israélien ou le Palestinien? Les «Halal» ou les «pas Halal»? Les «pour la hausse» ou les «contre la hausse»? Le mendiant ou le camelot de L’Itinéraire? Ainsi on pourra faire l’économie d’une véritable réflexion et passer à autre chose. En cristallisant l’attention jusqu’à l’écœurement sur du cas par cas spectaculaire, on occulte complètement la signification du phénomène qu’est l’itinérance et on banalise le scandale qu’il constitue en faisant porter toute la responsabilité de la situation sur les épaules des individus concernés. Nous sommes tous concernés! Y’a toujours bin un boutte à accuser la drogue, la boisson, le jeu et la folie qui, sauf la première, ont toutes pignon sur rue et engraissent le système en toute légalité. Si pour certains, l’itinérance semble relever d’un choix, ayons au moins l’honnêteté de nous demander quel était l’autre choix.

La question n’est pas «Qu’est-ce que tu fais pour t’en sortir?» puisque t’es sorti. Mais plutôt : «Veux-tu ou peux-tu encore entrer?». En laissant des gens s’enfoncer dans leur misère jusqu’à devenir des nuisances publiques, il devient facile de s’autoriser à ne plus éprouver autre chose que du dégoût et de la haine à leur égard. Non seulement on ne leur pardonne pas d’être  devenus ce qu’ils sont, mais on ne leur donne pas les moyens de se reprendre en main. On en fait des exemples à ne pas suivre, des bonhommes sept-heures sociaux. On a les épouvantails qu’on peut!

Il y a aussi les autres itinérants, peu visibles et même invisibles. La capacité d’accueil des refuges n’excède pas 3 000 lits et on évalue le nombre d’itinérants dans le grand Montréal à 30 000 individus. Où sont-ils? Ils squattent un peu partout, couchent dans des chambres (de plus en plus rares) qu’ils louent à plusieurs ou dans des espaces loués dans des locaux d’entreposage!

Âgés de 35 à 65 ans, ils ont souvent une santé hypothéquée et sont payés à la journée pour passer des circulaires ou des annuaires téléphoniques, tondre des pelouses et pelleter des entrées. Beaucoup travaillent sur des terres l’été avec des Mexicains. D’autres ramassent des canettes vides ou sortent les vidanges des restaurants. Des occupations utiles que personne ne veut faire. Sont-ils les fraudeurs de l’aide sociale dont tout le monde parle?

La plupart des vendeurs de L’Itinéraire dont je suis, qui sont devenus, grâce à la vente de celui-ci, des ex-itinérants(!) ne sont en fait que des itinérants en sursis! Ceux d’entre nous qui n’ont pas la chance et le privilège (le logement décent n’est pas encore un droit pour tous!) d’occuper un HLM se retrouveraient rapidement à la rue, à l’hôpital ou en prison si, pour une raison ou pour une autre, ils ne pouvaient plus vendre le journal. Lorsqu’on parle des coûts sociaux de la pauvreté et de la misère, c’est de cela qu’on devrait parler.

Les arguments qui soutiennent que les impératifs économiques commandent les coupures de subventions aux organismes qui aident directement les gens comme le fait L’Itinéraire, ne tiennent pas la route. Le mot économie vient du grec et signifie ordre ou administration de la maison. Il y a plusieurs formes d’économie. Il est tout à fait possible d’aménager sa maison comme un grand salon pour la visite et de vivre tout nu dans la cave en couchant les enfants dans le garde-robe (ou dehors sur le perron!), mais c’est aussi possible de faire autrement.

L’économie de marché (le néolibéralisme planétaire pour ne pas le nommer), qui accélère la privatisation des ressources et des services, contribue directement à l’élargissement de la précarité de l’emploi à tous les échelons de la société. Tout le monde vit dans la hantise de perdre sa job. À la crainte d’être exploité, s’ajoute désormais celle de ne plus être exploitable! Devant cet état de fait, on peut raisonnablement se demander si la façon dont nous réglons le sort des personnes démunies aujourd’hui ne préfigure pas la manière dont le système règlera le nôtre demain. Aux États-Unis, ce ne sont plus de jeunes boutonneux qui vous accueillent au comptoir d’un McDonald, mais des têtes blanches…

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