Winä Jacob, L’Indice bohémien, Rouyn-Noranda, mars 2012
Enceinte, je me suis dit que si mes grands-mères avaient pu accoucher naturellement plusieurs fois, je ne verrais pas pourquoi je ne serais pas capable moi aussi. J'ai réfléchi longuement sur la péridurale, j'ai lu sur la médicalisation des naissances et j'ai fait de nombreuses recherches sur le net. Par contre, une chose que je n'ai pas faite, c'est de parler avec ma grand-mère. Si j'avais pris le temps de discuter avec elle, j'aurais découvert que ses expériences étaient bien loin de celles d'une Émilie Bordeleau accouchant dans la neige. J'aurais appris que lors de ses rondes dans le fin fond de l'Abitibi rurale, le docteur Balthazar provoquait les accouchements de toutes celles qui approchaient de leur date s'il prévoyait quitter la région pour quelque temps. J'aurais aussi appris qu'elle n'a été consciente de la naissance d'aucun de ses enfants parce qu'à cette époque, plusieurs femmes étaient endormies lorsque venait le temps des « tranchées ». Bref, j'aurais découvert que la réalité des naissances dans le rang 10 de La Reine était tout autre que ce que l'imaginaire collectif veut bien laisser croire.
Prendre le temps du passé
À force de vivre dans le quotidien, l'immédiat et la modernité, on oublie souvent ce qui s'est passé avant, ceux qui sont passés avant nous. Dans une région aussi jeune que l'Abitibi-Témiscamingue, on devrait se doter d'un slogan du genre « On n'a peut-être pas de bâtiments gothiques, mais nous au moins, nos bâtisseurs sont toujours vivants », et en profiter. Cette richesse sur deux pattes on peut se targuer de l'avoir, mais il faut surtout apprendre à la faire vivre. N'ayons pas peur de poser des questions aux personnes âgées, car lorsqu'on le fait, elles s'allument et ce qu'elles racontent est toujours – toujours – intéressant.
Connaître ce passé pas si lointain pourrait faire de nous une population tissée serrée où la valeur des liens intergénérationnels deviendrait une richesse tant individuelle que collective. La vie des colons, de nos colons et de leurs enfants est remplie d'anecdotes savoureuses permettant de comprendre le lien qui nous unit avec le territoire. Leur parcours parsemé d'embûches – parce qu'il s'en est vécu des aventures et des péripéties en Abitibi-Témiscamingue ! – permet de remettre en perspective les difficultés d'aujourd'hui.
Leur vie mouvementée aura vu passer des guerres, l'arrivée de la télévision, de la technologie, de l'Internet, le féminisme, la mondialisation, l'amélioration des conditions de vie et la décroissance des rapports humains. Socialement, l'individu se veut le résultat de ses liens avec les autres ; à l'ère des médias sociaux, des communications 2.0 et de la vitesse, prendre le temps de cultiver notre relation avec nos aînés peut aussi être bénéfique en ce qui a trait à notre ancrage dans le territoire. Si nous prenons la peine de connaître les gens qui l'habitent, leur vécu et leur réalité, il va de soi que le respect de notre patrimoine collectif bâti, naturel, immatériel et culturel augmentera considérablement.
L'histoire nous rattrape toujours
En ne nous préoccupant que de l'avenir, des parcelles du passé s'effacent ; mais en tenant compte de ce qui est venu avant, c'est un présent plus juste qui se bâtit. Pas question ici de béatifier ce qui s'est fait avant, comme si les « dans mon temps » étaient ce qu'il y a de mieux. Il s'agit plutôt d'accepter notre devoir de mémoire, pour faire perdurer nos particularités. Car si on ne préserve pas ces moments de notre petite histoire, c'est une partie de notre patrimoine qui s'éteint, indispensable clé de compréhension de notre territoire et racines de notre appartenance. Et on risque de répéter certaines erreurs commises par nos ancêtres…
Alors que faire ? Et surtout comment ? Il y a plusieurs sociétés d'histoire en région et chacune d'elles préserve les trésors du passé. Il est possible d'y contribuer en leur offrant souvenirs, photos, documents, enregistrements audio ou vidéo, etc. Nous devons être plus nombreux à faire de ces organisations les gardiennes de notre patrimoine. Il faut aussi enseigner cette région, son histoire et ses gens, pour en répandre une compréhension commune à tous. Et heureusement, des pas sont faits en ce sens : il n'y a qu'à penser aux trousses pédagogiques mises sur pied par certaines MRC, commissions scolaire, sociétés d'histoire et par Valorisation Abitibi-Témiscamingue. Ces outils, de même que les panneaux d'interprétation qui poussent ici et là en région, devraient permettent aux jeunes, même ceux qui n'ont pas leur racines ici, de découvrir qui ils sont et comment s'est bâti le milieu qui les entoure. Il nous faut aussi recueillir des témoignages du passé et les intégrer aux projets de développement, aux créations artistiques et à notre gestion du territoire.
Et ici on ne parle que d'occupation allochtone du territoire. Il y a aussi 6 000 ans d'histoire autochtone qui façonnent l'Abitibi-Témiscamingue. Six mille ans à accumuler des connaissances, des apprentissages et des manières de vivre ici, ce n'est pas négligeable. Dans une région où 4,5 % de la population est autochtone, où maints toponymes nous rappellent qui est arrivé en premier, il va sans dire que ce patrimoine devrait faire partie intégrante de notre histoire collective, afin de permettre un plus grand maillage et un plus grand respect entre ces peuples.
On a beau filer à toute vitesse sur la route du progrès, un coup d'oeil dans le rétroviseur ne peut pas nuire.