Entretien avec Jean-Louis Thémis

Françoise Espie-Bourseau, Le Vieux-Montréal, septembre/octobre 2011

Originaire de Madagascar, Jean-Louis Thémistocle Randriantina, dit Jean-Louis Thémis, dit Chef Thémis pour les intimes, n’entre dans aucun moule. À la fois poète, parolier, guitariste, restaurateur, animateur de télévision, chef et professeur à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ) et surtout fondateur de l’organisme caritatif Chefs sans frontières, il raconte son destin hors du commun.

 

Papa claque la porte et ne me parle plus !

 

Mon père voulait que je devienne médecin, avocat ou général. Le métier de cuisinier n’était pas un vrai métier à l’époque, mais c’était ce que je voulais faire. Devant ma détermination, il a fini par me permettre de partir en stage.

 

Montréal, par hasard

 

C’est un hasard. Quand je suis venu au Canada, je ne savais même pas où était Montréal. J’étais apprenti cuisinier dans un Hilton de Madagascar. En 72, j’ai remporté le prix du meilleur apprenti et il y avait le choix entre 2 écoles, Paris et l’ITHQ. En regardant sur la carte, j’ai vu que Montréal, c’était l’Amérique, « peace and love », pas loin de New York. Quand on habite Madagascar, les occasions devoir l’Amérique sont plus rares qu’aller à Paris. En fait, je ne suis pas venu à Montréal, mais à l’ITHQ, cela fera bientôt quarante ans.

 

Le dépaysement et le mal du pays

 

Je suis persuadé que quand on change de pays à 18 ou 19 ans, la fissure est moins marquante que quand on a 30 ou 40 ans.

 

Le froid et la neige

 

Un oncle ministre était venu au Canada. Il m’a dit qu’il y régnait un froid terrible dont je souffrirais énormément. J’étais donc préparé. En novembre, à mon arrivée, il y avait déjà de la neige et il y en a eu jusqu’en avril. Puis il a fait chaud, subitement, et les gens sortaient avec la veste sur l’épaule et j’ai paniqué. Je croyais qu’un phénomène climatique s’était installé, que ce n’était pas naturel et qu’on allait tous mourir. J’ai demandé à mon concierge ce qui se passait et il m’a dit « Eh bien, voyons, c’est le printemps ! ». Donc, j’ai été beaucoup plus surpris par le printemps que par le froid.

 

L’accueil chaleureux

 

J’ai été très chanceux. J’étais attendu, j’avais du travail et j’étais inscrit à un stage de l’ITHQ. J’ai tout de suite débuté dans une classe de pâtisserie de base. L’Association des étudiants m’a rapidement pris en charge et aidé à trouver un appartement. Il y avait plein de jeunes de mon âge et, le soir même, on était en discothèque… Ensuite, je me suis inscrit à un cours de gestion qui était complémentaire.

 

Le goût de la cuisine

 

L’amour de la cuisine me vient de ma mère. Quand on revenait de l’école, ça sentait toujours bon. Mais comme elle avait de graves problèmes de santé et que j’étais l’aîné, je faisais la cuisine, et mes frères, mes soeurs et mon père trouvaient que c’était bon. Pour les parties, les rôles étaient inversés, c’était moi qui faisais à manger et non les filles. Mes copains suisses, italiens, etc. étaient visionnaires. Ils m’ont persuadé faire un apprentissage dans ce domaine.

 

Le goût des insectes : Nos mannes sont-elles comestibles ?

 

Une fantaisie qui m’est venue à la lecture d’un livre où l’on disait que les trois-quarts de la planète mangeaient des insectes par plaisir et non par besoin. En tant que cuisinier, il ne faut pas s’aliéner, mais plutôt ouvrir ses horizons. Je suis donc allé à une dégustation d’insectes. Par la suite nous avons créé un événement qui s’appelait Croque insectes dont j’ai été le chef pendant sept ou huit ans. J’ai fait des terrines, des poudres, des crêpes et j’ai appris à les choisir. C’est de la protéine pure. D’ailleurs, la Communauté européenne a donné des millions d’euros pour développer la nourriture de l’avenir à base d’insectes. J’ai lu récemment que contrairement à ce que je croyais, c’est-à-dire selon la Bible, la manne était la nourriture venue du ciel, il s’agissait plutôt des mannes comme celles qui nous envahissent à une certaine période de l’année !

 

Les chansons, la musique et la cuisine, parties intégrantes de ma vie

 

À la télé malgache qui venait d’arriver dans les années soixante-dix, je regardais un grand cuisinier (Raymond Oliver, je crois) couper des carottes et je me disais : « C’est un show » et j’aurais aimé voir de la fumée derrière lui, quelque chose d’un peu fantaisiste, une sorte de spectacle. La chanson a une vertu pédagogique. Si l’on m’avait appris le théorème de Pythagore en chanson, je crois que j’aurais mieux retenu les leçons. Je me souviens des chansons que ma mère et mes tantes écoutaient quand j’avais trois ou quatre ans et je les chante encore aujourd’hui. Je chante les recettes à mes étudiants qui s’en souviennent.

 

Cuisiniers sans frontières : la canne à pêche et pas le poisson

 

C’est une idée de ma défunte épouse et de moi-même. La pauvreté nous dérangeait beaucoup. Par exemple, à l’anniversaire de notre restaurant, nous faisions un menu spécial et les profits étaient versés à l’Unicef ou à un autre organisme caritatif. Puis nous avons enregistré le nom « Cuisiniers sans frontières ». Notre but était d’offrir la canne à pêche et pas seulement le poisson. Donner aux démunis les moyens de se nourrir en cuisinant leur propre nourriture.

Au décès de ma femme, qui était Québécoise, selon son souhait, je suis allé déposer ses cendres dans le caveau familial à Madagascar. Puis je me suis rendu dans un quartier pauvre où des religieuses m’ont aidé à choisir des volontaires. Ainsi, dix-huit personnes (6 hommes et 12 femmes) ont reçu une formation d’aide cuisinier de trois mois et un stage d’un mois.

 

Les éléments de la formation : hygiène, environnement, utilisation du bois, du charbon, des sacs de plastique que l’on ramasse, plie et rapporte au marché pour leur donner une deuxième vie. On fait du compost. Ce sont de petits gestes par comparaison aux problèmes planétaires, mais ils font leur chemin. Et les personnes ainsi formées se prennent en main, sortent des taudis, ouvrent des petits commerces et rapatrient les enfants qui traînent partout. Elles forment également d’autres personnes. L’une d’entre elles, souffrant de cataractes, était presque aveugle. Nous l’avons fait opérer. Elle est maintenant sous-chef dans un hôtel.

 

Un projet ambitieux

 

Nous sommes maintenant une petite équipe de bénévoles qui oeuvrent à Madagascar et au Bénin. C’est un projet ambitieux. L’est-il trop ? Sommes-nous trop naïfs ? Nous n’avons pas de moyens. Nous avons commencé par faire une campagne pour amasser du matériel (casseroles, chaudrons, planches à découper) et les gens ont répondu très généreusement. Maintenant nous avons réussi à former plus de cent personnes. À Montréal, on donne le poisson… Ici, nous nous sommes associés au journal l’Itinéraire et il y a cinq ans que nous offrons une aide locale. Dans le temps des Fêtes, du 22 décembre au 3 janvier, ce sont nos bénévoles qui font la cuisine pour les démunis (personnes qui sortent de prison, prostitué(e) s, personnes seules). Une subvention de l’Itinéraire nous a permis de former et de rendre autonomes des gens dépendant du bien-être social.

 

Ne pas changer le monde mais des vies

 

Il nous faut parfois un an ou plus pour former 18 personnes, qui elles-mêmes influent sur plusieurs autres et ainsi de suite. Le manque de fonds est terrible (nous vendons des t-shirts, des CD, un DVD, nous organisons des campagnes de levée de fonds, etc.). L’an dernier, j’ai dû avancer plusieurs milliers de dollars pour transporter notre matériel par cargo. Pour éviter de nous décourager, nous devons circonscrire nos efforts. L’ITHQ, une histoire d’amour de 40 ans. J’aimerais souligner cet anniversaire l’année prochaine. Je ne l’ai jamais quitté. Dans mes restaurants, 80 % des employés étaient des anciens de l’Institut. En 94, on m’a demandé de venir y enseigner et j’y suis toujours.

 

L’enseignement

 

Je m’entends très bien avec les jeunes. Il y a trois niveaux : secondaire, collégial et universitaire ; nous offrons aussi des stages. Les jeunes filles ont bien pris leur place à l’Institut et elles comptent maintenant pour la moitié du nombre d’élèves.

 

Les critères de sélection des élèves

 

D’abord le dossier académique. Ensuite, les affinités avec la cuisine et une lettre de motivation, qui donne une bonne idée du profil de l’élève. Puis le comité de sélection.

 

Influences à la source du mélange des saveurs

 

De Madagascar, colonie française à l’époque, bien sûr, mais surtout du métissage : grand-père grec et mère malgache. La cuisine est le reflet de ce qu’on est.

 

Sans regrets

 

La vie est belle. Elle m’a gâté et ne m’a rien demandé. Des choses me peinent qui, je l’espère, finiront par s’arranger. Par exemple, la situation à Madagascar (85 % de la population vit dans une pauvreté indescriptible) me fend le coeur.

 

Et si c’était à refaire ?

 

Je pense que je referais la même chose parce que je suis au paroxysme de mon bonheur. Il est vrai que ma femme est décédée et me manque. Mais elle est libérée de son cancer qui l’a fait souffrir pendant vingt et-un ans. J’ai une fille en santé, deux belles petites-filles adorables qui aiment beaucoup leur grand-père ; je suis en santé, j’aide les gens et cela me comble. J’aime mon travail. Je me désole seulement de ce qui se passe sur la Planète. J’aimerais que partout au monde, on puisse se promener tranquillement dans un parc sans se faire agresser. Mon souhait le plus cher c’est que la Terre vive en paix.
 

classé sous : Non classé