Maïka Sondarjée, L’Itinéraire, Montréal, le 15 septembre 2011
À 23 h 30, au volant de sa Toyota Tercel, Simon commence son shift. Deux cellulaires à ses côtés, il attend les calls. S'il donne trois ou quatre lifts, la soirée sera bonne ; il pourra faire entre 150 et 200 dollars. Simon est chauffeur privé. Sa clientèle de prédilection ? Les travailleuses du sexe. Pourquoi ? Parce que c'est « ben plus payant ».
Pour Revenu Québec, il est chauffeur privé, mais au regard du Code criminel, il est coupable de « vivre des fruits de la prostitution d'autrui ». Pourtant, ce genre d'accusations n'est pratiquement jamais porté, affirme Rachel Chagnon, professeure en sciences juridiques à l'UQAM. La spécialiste en droit constitutionnel et en droit des femmes estime que, si les policiers commencent à être pointilleux sur ce genre de méfaits, ils se verront obligés d'arrêter la plupart des chauffeurs de taxi qui travaillent de nuit. Ces derniers embarquent probablement des travailleuses du sexe à un moment ou à un autre.
Selon l’avocat criminaliste Robert La Haye, le nœud du problème, c’est qu’il faut prouver le Mens rea, c'est-à-dire l’intention de commettre un crime. « Si le transporteur sait qu'il transporte des prostituées, alors là, il est coupable. Mais il faut le prouver hors de tout doute raisonnable », ajoute l'avocat. Il s'agit d'un principe de base du Common law.
La défense utilisée par ceux qui commettraient un tel crime est simple : l'ignorance. Comment peuvent-ils savoir qu'ils embarquent une prostituée et non pas une simple fêtarde au décolleté un peu trop plongeant ? Au début, Simon embarquait sa colocataire qui dansait dans des clubs. Puis, de fil en aiguille, ses amies escortes, danseuses ou qui se prostituent carrément, ont construit un bon bassin de clientes pour Simon. Lorsqu'il transporte une fille, il ne se pose pas de question. « En fait, je ne sais pas où elle s'en va ; j'imagine qu'elle s'en va travailler. Le reste, c'est pas de mes affaires. Je vais juste la porter du point A au point B. »
Question de perception
En termes de prostitution et de tout ce qui l'entoure, les zones grises pullulent. Si, lorsque la loi a été écrite, un proxénète correspondait à « toute personne vivant des fruits de la prostitution d'autrui », la chose est tout autre aujourd'hui. Au Québec, les réseaux de prostitution forcée sont d'ailleurs peu présents puisque les prostituées travaillent souvent à leur compte ou pour des agences d'escortes légales.
Pour Sandy (nom fictif), qui a trempé dans l'industrie du sexe pendant plus de 14 ans, les chauffeurs devraient être criminalisés. « Un proxénète, c'est quelqu'un qui profite de la prostitution d'autrui. Point à la ligne. Un chauffeur qui fait de l'argent quand je sors d'un club de danseuses ou d'une chambre d'hôtel, il vient de profiter de ma prostitution. » Pas du tout », rétorque Simon en tournant à l'angle d'Hochelaga et de Papineau : « Si j'rentrais avec la fille, pis que j'prenais l'argent du monsieur, mettons, et que ce serait entendu qu'il y a un échange de sexe, c'est sûr que ce serait du proxénétisme. Mais c'est pas du tout ça qui se passe ! »
Au-delà de la légalité
Le métier de la prostitution, s'il en est un, n'est pas des plus sécuritaires. Les organismes comme Stella, qui militent pour la décriminalisation de cette industrie, assurent que les hommes qui conduisent des filles sont essentiels parce qu'ils leur servent de gardes du corps. « Le chauffeur sait où est la femme, à quelle heure et pour combien de temps. La travailleuse du sexe, une fois qu'elle est dans la chambre, appelle le chauffeur et confirme que tout est correct. S'il ne reçoit pas d'appel, il monte. Sinon, il revient dans une heure ou selon la durée du service. Et si la femme n'est pas descendue à l'heure, il sait qu'elle est en danger et il va intervenir », explique Émilie Laliberté, directrice générale de Stella.
Simon avoue que, parfois, il attend la fille mais que, s'il a le temps, il peut faire un autre appel avant d'aller rechercher sa première cliente. Selon Axelle Benieh, représentante de la Concertation des luttes contre l'exploitation sexuelle (CLES), la sécurité des filles est une fausse excuse puisque de toute façon, ça prendrait dix secondes pour agresser une femme. Le temps que le chauffeur arrive à la chambre, le pire peut déjà être arrivé. La CLES admet toutefois que si le client sait que quelqu'un attend la travailleuse du sexe en bas, ça peut le dissuader de commettre une agression.
Dans l'esprit de beaucoup de travailleuses du sexe, personne ne se soucie vraiment des autres dans cette industrie. Sandy semble l'avoir appris à ses dépens : « Dans ce milieu-là, personne te protège ; tout le monde veut faire de l'argent. La plupart le font sur le dos des filles. Mon chauffeur Jean-Marc, mettons, si quelqu'un était en train de me violer dans ma chambre, y serait pas monté pour me défendre. Jean-Marc venait me reconduire puis me rechercher quand je l'appelais. C'est tout. » Très critique envers la décriminalisation de l'industrie du sexe, Sandy croit que les chauffeurs « dédiés à la cause des femmes » se font plutôt rares.
Le plus vieux débat du monde
La question éthique dépasse toutefois la simple question de la légalité ou de la sécurité. Stella souhaite redonner à chaque femme la dignité et le droit de choisir son métier, quel qu'il soit. Si la prostitution est tolérée au Québec, alors pourquoi tous les métiers qui l'entourent seraient-ils illégaux ? Un chauffeur ne fait qu'aider la fille à rentrer chez elle en sécurité, sans avoir à dépenser des fortunes en taxi. De plus, pour Simon, « un chauffeur privé, c'est comme un taxi, mais sans le signe. C'est plus low profile et les filles aiment mieux ça ». L'organisation souhaite voir le verdict de la juge ontarienne Himel se réaliser.
Axelle Benieh, au nom de la CLES, croit plutôt qu'on devrait analyser ce problème dans son ensemble. « Comme individu, on peut juste participer au transport ou au recrutement des filles. Mais il faut se demander à quoi le chauffeur est en train de participer : il permet à des clients prostitueurs d'avoir accès à des personnes. Il est un maillon de la chaine. Et on ne peut pas lutter contre la chaîne sans lutter contre ses maillons. »
Plus ou moins 130 dollars plus tard, la nuit de Simon est déjà terminée. À 6 heures du matin, il s'en va dormir sur ses deux oreilles puisqu'il sait qu'il ne risque pas de se faire arrêter.