Soraya Elbekkali. L’Itinéraire, Montréal, 1er septembre 2011
Entre le début et la fin de votre journée, trois personnes se seront enlevées la vie et 80 autres auront tenté de le faire au Québec. Le premier chiffre est une statistique connue qui ne reflète qu'une partie d'un désarroi trop commun. Ces âmes brisées qui, pour une raison ou une autre, n'arrivent pas à aller au bout du geste fatal, font rarement les manchettes. Pourtant, rien de plus difficile que de redonner du sens à une vie qu'on pensait terminée.
« Les semaines suivant ma tentative ont été pires que la mort. Ça m'a pris plusieurs années à m'en remettre », confie Philippe-Alexandre Côté, encore visiblement bouleversé par cette période sombre de sa vie. Attablé autour d'un café à quelques jours de la Journée mondiale de prévention du suicide, qui a lieu le 10 septembre, le grand gaillard de 26 ans semble rapetisser au fur et à mesure que la conversation avance et que ses souvenirs ressurgissent. Il se rappelle avec justesse son mal de vivre, son désir d'en finir et sa planification suicidaire. Il y a quatre ans, il pensait qu'enfin il aurait le contrôle sur sa vie le jour où il déciderait d'en finir avec celle-ci.
Heureusement pour Philippe-Alexandre Côté, son plan a échoué et il est allé chercher de l'aide du côté de l'organisme SOS Suicide Jeunesse. Fondé en 1997 par Danielle Gauthier, l'organisme de Québec offre, entre autres, une ligne d'intervention auprès des personnes suicidaires et des services de psychothérapie dont Philippe-Alexandre a bénéficié pendant deux ans. « Il a fallu que beaucoup d'eau coule sous le pont ! Un matin, je me suis réveillé et j'avais un peu plus le goût de vivre. Ça semble anodin : le goût de vivre. Mais quand tu l'as pas, tu sais qu'il y a quelque chose qui te manque. »
Plutôt que de reléguer ce malheureux événement au fin fond de ses pensées, le jeune homme a décidé de mettre son vécu à profit. Après avoir suivi des formations en intervention de crise, en santé mentale et en suivi de chocs post-traumatiques, Philippe-Alexandre a pris aujourd'hui place derrière le téléphone de SOS Suicide Jeunesse. L'expérience est dure pour quelqu'un encore fragile et il se sent parfois impuissant derrière la ligne. Les gens qui composent le numéro de l'organisme sont généralement en grande souffrance, mais quelques-uns sont suivis depuis plusieurs années et veulent simplement donner des nouvelles aux bénévoles avec lesquels ils ont tissé des liens. Pour la chercheure au Centre de recherche et d'intervention sur le suicide et l'euthanasie (CRISE), Janie Houle, ces contacts téléphoniques hebdomadaires permettent aux personnes socialement isolées de recevoir un soutien émotif nécessaire. Les personnes qui font une tentative de suicide doivent être suivies de façon continue pour sentir qu'on se soucie d'elles et qu'elles ont de l'importance, souligne Janie Houle.
Le caractère anonyme d'un appel téléphonique permet aussi de s'ouvrir plus aisément. Malgré le rôle important que les proches doivent avoir après une tentative de suicide, les membres de la famille ont souvent de la difficulté à gérer l'événement. Philippe-Alexandre explique que, même aujourd'hui, « c'est malaisant d'en reparler en famille. Tout le monde se sent un peu coupable. C'est vraiment un terrain glissant et souffrant. Chez moi c'est presque tabou ».
Ce caractère tabou que revêt le suicide encore aujourd'hui expliquerait en partie pourquoi un tiers des personnes ne consultent pas de services de santé après leur tentative. Pourtant le risque de décès est particulièrement élevé dans la première année suivant la tentative et un encadrement est essentiel pour que ces personnes s'en sortent, estime Janie Houle. Pour Philippe-Alexandre, il faut trouver une personne prête à nous entendre. Ce qui, a priori, n'est pas si évident. « Quand on parle de suicide avec les gens et qu'ils nous interrogent, il faut qu'ils soient prêts à gérer les réponses. Quand quelqu'un en détresse te dit : « le monde est laid, la société est égoïste… » il faut être fort pour ne pas lui donner raison, explique le jeune homme. Celui qui donne aujourd'hui des conférences de sensibilisation dans les écoles secondaires prévient les jeunes de ne pas jouer aux thérapeutes tout en étant présents pour leurs amis suicidaires.
Le conférencier l'a appris au cours de ses quelques années dans l'organisme : il faut beaucoup d'empathie et d'ouverture d'esprit pour comprendre que la souffrance, c'est relatif. « Une fois, un homme a contacté SOS suicide en pleurant parce que sa femme était partie avec son jambon ! On sait que cette crise cachait une douleur plus profonde mais, sur le coup, c'est dur de savoir quoi répondre. Il faut vraiment s'adapter à la personne sinon elle va raccrocher et ne pas rappeler. Depuis 1997, Danielle dit qu'elle a « échappé » deux personnes suicidaires et on n'a pas l'intention d'augmenter ce chiffre », admet Philippe-Alexandre, un timide sourire aux lèvres.