Frédéric Deschenaux et Julien Goyette, Le Mouton NOIR
La sociologie est un sport de combat titrait naguère un documentaire consacré à feu le sociologue français Pierre Bourdieu. En notre qualité d’universitaires, et même pour l’un d’entre nous, de sociologue patenté, jamais l’idée ne nous viendrait à l’esprit de contester la justesse d’une pareille assertion. Nous nous permettrons toutefois de souligner que l’inverse vaut tout autant. En effet, le sport sécrète une sociologie combattante. On en prendra à témoin cette chronique, que nous avons ici le plaisir d’inaugurer et qui, comme de juste, propose de livrer une critique sociale sur un fond sportif et humoristique.
Du sport à la société, on le sait, les passerelles sont nombreuses, parfois branlantes, mais toujours invitantes à emprunter. Fernand Dumont, un autre sociologue – décidément, ils sont partout –, voyait dans la joute de hockey un univers parallèle où s’expriment des pulsions et des idéaux qui peinent à s’incarner dans le cours de l’existence ordinaire.
En 1937, à son plus grand désarroi, Lionel Groulx constatait que les Canadiens français avaient deux sports favoris : le hockey et les élections. « L’on a coutume de dire, écrivait-il, « si les Canadiens français pouvaient prendre l’habitude de penser et d’agir nationalement entre deux Saint-Jean-Baptiste ! » Si nous pouvions nous enthousiasmer pour quelque chose entre deux parties de hockey et deux élections ! » C’est que Groulx n’a pas eu la chance, comme nous, de vivre dans un monde où il ne s’écoule rarement plus de 24 heures entre deux parties de hockey et deux élections ! Et dans quel état de ravissement perpétuel aurait vécu notre historien national en constatant que son « petit peuple », que l’on disait autrefois accablé d’une mentalité de scieurs de bois et de porteurs d’eau, sait désormais se mobiliser, et même s’indigner, prenant littéralement d’assaut les rues de nos cités à la manière des Tunisiens et des Égyptiens, pour appuyer des projets de société comme… la construction d’un nouveau « temple du palet » dans la Capitale nationale par un duo de choc composé d’un maire prophète-en-sa-ville et d’un empire médiatique à la sensibilité syndicale pour le moins douteuse, ou encore mieux, dans une marque de considération pour l’art que l’on n’avait pas vue au Québec depuis la publication du Refus global en 1948, pour pleurer collectivement le départ de l’« artiste », alias Alex Kovalev, et réclamer, manu militari, son retour dans confort douillet de la Sainte-Flanelle !
Et que dire des hommes qui ont guidé la destinée de nos Glorieux et de la Belle province ? Durant le règne de Scotty Bowman (qui a gagné la coupe quatre années consécutives), Robert Bourassa et René Lévesque tiraient les cordeaux du pouvoir ; aujourd’hui, Jacques Martin et Jean Charest gardent fermement les mains sur le volant. Sommes-nous plus assurés de notre direction ? Nous sommes contraints de répondre par la négative. Objectivement, un de ces deux hommes a même « perdu le contrôle de sa chambre », son « message ne passe plus » comme le disent les vieux clichés, et cet homme, ce n’est pas Jacques Martin ! Dans le sport, quand l’équipe est emportée par la spirale de l’insuccès et de la médiocrité, la solution facile consiste souvent à donner son reste à l’entraîneur. La règle mériterait-elle d’être étendue à la politique, comme semble le croire le Parti québécois, ou devra-t-on se contenter de voir le premier ministre jongler éternellement avec ses trios ?
Apprécions, chers lecteurs et lectrices, le chemin parcouru depuis près d’un siècle sur l’autoroute à deux sens de la conscience sociale et nationale. En ces temps de désillusion, d’enveloppes brunes et de crédit facile, heureusement qu’il nous reste le sport pour vivre par compensation une vie qui nous semble de plus en plus inaccessible, pour éprouver des émotions que la grisaille du quotidien n’arrive plus à éveiller en nous, pour lancer à la tête des joueurs et arbitres des injures que l’on destine secrètement à son patron, à son propriétaire ou à son député, pour dénoncer sur la surface glacée ou le terrain gazonné des injustices que par ailleurs l’on se refuse de voir.
Le sport, c’est la vie ; la vie, c’est du sport.