Le gang comme famille

Dominic Desmarais, Reflet de société, Montréal

Général est le 6e d'une famille de 8 enfants. Une grande famille typiquement congolaise aux liens tissés serrés, où les cousins et cousines sont considérés comme des frères et sœurs. Alors qu'il n'a que 5 ans, ses parents déménagent de Saint-Michel à Montréal-Nord pour se rapprocher de la famille. À la maison, chez ses oncles et ses tantes, c'est le va et vient. La famille élargie fraternise au quotidien. Général est un enfant entouré d'amour. Ses parents, des universitaires, mettent l'emphase sur la réussite scolaire.

Général n'a aucune idée qu'une guerre se dessine, entre son quartier et celui qu'il a quitté depuis peu. Il est trop naïf pour réaliser que son cousin, de 9 ans son aîné, est membre d'un gang de rue. Il le voit régulièrement, croise d'autres membres qui l'accompagnent. Il l'aime comme un grand frère. Le cousin va faire des courses pour une tante, sa mère, un autre membre de la famille ? Général ne se fait pas prier pour l'accompagner. Nous sommes au début des années 1990. La guerre des gangs couve. Mais personne n'entend les bruits de bottes. Seuls ceux qui s'apprêtent à prendre les armes savent ce qui se trame. Personne ne connaît la signification de Blood (Rouge) et Crips (Bleu).

Enfant traumatisé

Général s'amuse comme les gamins de son âge. Jusqu'à ce qu'il devienne, quelques années plus tard, une victime indirecte du conflit naissant. Son cousin ramène à la maison ses jeunes cousins dont Général. Alors qu'il s'immobilise à un stop, une voiture s'arrête à sa hauteur. De leur fenêtre, les passagers interpellent son cousin. Puis, la voiture accélère pour les dépasser. Elle se met en travers du chemin et leur barre la route. Trois gars en sortent. Ils tabassent son cousin à travers la vitre baissée. « Mon cousin a reculé. Il a embouti la voiture derrière lui, au stop, pour fuir. La police nous a interceptés très rapidement », se souvient-il. La grande famille débarque peu après. Ils passent des heures dans la rue avec les forces policières. « Ça a fait une grosse histoire, dans la famille. On en a parlé pendant longtemps parce qu'il y avait des jeunes à bord. »

Général a alors 9 ans. Il en sort traumatisé. Il a vu son cousin bien-aimé être attaqué sauvagement. Il a assisté à la scène, impuissant. À la maison, c'est la colère et la consternation. Ses parents, ses oncles, ses tantes, ses cousins et ses cousines, tout le monde s'emporte. Le sujet est omniprésent. Les enfants auraient pu être victimes collatérales de cette agression. « C'était la première fois que j'entendais parler de gangs de rue. J'ai commencé à m'y intéresser, à comprendre. »

L’enfant apprend que les Blood, les Rouges, dominent le territoire de Montréal-Nord et qu’ils font la guerre aux Crips, les Bleus, de Saint-Michel. « J’ai été sous le choc de voir mon cousin se faire battre. C’est ce choc qui m’a décidé à choisir mon clan. Des Bleus l’ont battu, fuck les Bleus », se rappelle le jeune adulte.

L'enfant soldat

Certains décident de fuir la guerre, d'autres ferment les yeux. Général, lui, du haut de ses 9 ans, s'enrôle volontairement. Il représente fièrement son clan en portant le bandeau rouge qui ne quitte jamais son front sauf en présence de ses parents. Avec ses cousins et ses amis dont les grands frères sont membres du gang, ils forment un groupe. À l'école primaire, ils s'amusent à personnifier des Rouges, à faire la guerre aux ennemis de leurs aînés. Le personnel enseignant ne voit pas ce phénomène de gang qui est encore inconnu.

Même leurs aînés des Blood ne s'en aperçoivent pas, trop occupés à leur guerre et à leur business. « Mon cousin ne s'occupait pas de nous. Quand il a su que nous portions le bandeau, il a trouvé ça amusant. Il était fier d'être dans le gang, de le représenter. Il vantait même parfois nos mérites auprès de ses amis en disant qu'on allait prendre la relève. Mais il ne pensait pas que ça prendrait de l'ampleur. » Général et son groupe d'une quinzaine d'enfants regarde avec envie et intérêt les vrais membres qu'ils croisent fréquemment. « On allait chez un ami et on voyait son frère avec les autres gars de son gang. C'était nos grands frères, nos cousins. » Des modèles pour des enfants qui ne demandaient pas mieux que de mener une vie qui leur semblait très excitante.

Au contact des plus vieux, les enfants se prennent de plus en plus au sérieux. Ils épousent la cause des Blood. Ils veulent faire la guerre aux Bleus. À la fin du primaire, Général et ses amis ne sont plus des enfants. Leur endoctrinement arrive à terme. Ils se sont embrigadés dans une mentalité de soldats. Le passage au secondaire les amènera à un autre niveau.

Le début de la guerre

Les petits Rouges sont inscrits à l'école secondaire Calixa-Lavallée. Un établissement à cheval entre les quartiers Montréal-Nord et Pie-XI. L'école est mixte : il y a des Rouges et des Bleus. Un mélange explosif qui va s'embraser. Le Québec est sur le point de prendre conscience du phénomène des gangs de rue. À l'école, tout prétexte est bon pour provoquer l'affrontement.

À la cafétéria, chaque gang avait sa section attitrée. Il suffisait qu'un membre aille dans la mauvaise section pour déclencher une mêlée générale. « On pouvait être dans un cours et apprendre qu'il y avait une bagarre dans les casiers. On sortait de la classe en courant pour aller aider notre frère », explique Général qui s'est aussi battu plusieurs fois pendant les cours, devant ses professeurs et les autres élèves. « Ça ne prenait pas grand-chose. Je me disais : c'est un Bleu, un ennemi de mon cousin, de mes frères, je le prenais personnel. Mes amis et moi, on voulait venger les plus vieux. Les Bleus pensaient comme nous. »

Après les cours, les bagarres se succédaient les unes après les autres. « Il y avait des bagarres presque tous les jours. Et toujours entre les mêmes gars. Il y a eu un ou deux morts. Des gens poignardés. C’est sûr que ça me stressait. Mais à l’époque je n’avais pas peur de grand-chose. J’avais le cœur rempli de haine. » Le gang de Général, de même que celui de ses ennemis, arrivaient à l'école armés. Des fusils, des couteaux, des hachettes. « Ça se trouvait facilement. Le grand frère d'un des nôtres possédait des armes en quantité industrielle. On lui en empruntait et il ne s'en rendait pas compte. Avec le revolver, on se disait qu'on allait en passer un. »

La guerre contre les Bleus était devenue un mode de vie. « C'était mon quotidien. Chaque matin, je mettais mon bandeau rouge et je plaçais mon couteau entre ma ceinture et mes hanches pour me rendre à l'école. »

La loi du plus fort

À 13 ans, Général ne joue plus aux gangs de rue. La guerre de ses aînés est devenue la sienne. Il s'est endurci. Tous les jours, il est prêt à se battre. Et son champ de bataille, c'est Calixa-Lavallée. La seule règle qu'il observe, c'est la loi du plus fort.

Ses amis et lui en mènent large. Leurs ennemis aussi. Les autres élèves doivent faire attention de ne pas attirer les foudres de ces adolescents susceptibles. Ils font peur. Un des enseignants demande même à Général d'assurer la discipline en classe. Il lui dit de faire taire les autres pour que le cours se déroule dans le calme. « Il savait qu'ils allaient m'écouter », explique-t-il avec un sourire bon enfant en se rappelant cette anecdote. Qui oserait défier un gaillard qui passe son temps à se battre, qui ne craint personne et qui peut compter sur l'appui d'une trentaine de colosses comme lui ?

Même les professeurs devaient prendre garde à ces jeunes délinquants. Rouges ou Bleus, ils ne respectaient aucune autorité. Un enseignant qui s'acharnait à déprécier une jeune élève, l'a appris à la dure. Son frère, membre du gang de Général, a décidé de régler le problème une fois pour toute. « Le prof la rabaissait souvent, se souvient Général. Son frère a pété une coche. Il est de notre famille, alors on l'a suivi. » Le gang a attendu l'enseignant à la fin des classes. Avec le bandeau sur le visage pour ne pas être reconnus, ils l'ont tabassé.

Après un an à Calixa-Lavallée, Général a été expulsé. D'abord suspendu une semaine après qu'un gardien de l'école ait découvert le couteau qu'il cachait sur lui, le jeune homme a eu une engueulade virulente avec l'un de ses professeurs. « Il a dit qu'il ne voulait plus m'avoir comme élève. La direction a fait le bilan de ma situation et j'ai été renvoyé. » Une décision qui n'a pas ennuyé le jeune homme. Il est allé poursuivre son secondaire à l'école Henri-Bourassa, le fief des Rouges. « C'était pas mieux ! C'est concentré, il n'y a que des Blood. » Général s'y est senti encore plus fort. Il s'est enfoncé davantage dans la violence.

À Henri-Bourassa, Général est entouré de jeunes qui vivent pour détester les Bleus. Ensemble, ils échafaudent des raids en territoire ennemi, des opérations punitives. Il n'est plus au front, en première ligne. Il est dans son château fort. « J'avais toujours de la haine envers les gars de Calixa. Souvent, pour s'amuser, après les cours, on allait aider nos frères. On allait péter des Bleus à Calixa-Lavallée. Ou on allait à l'école Louis-Joseph Papineau, le bastion des Crips. On pouvait y descendre à 50 gars. Et nos ennemis faisaient la même chose ».

Victimes collatérales

La guerre sans merci que se livrent les adolescents des Blood et des Crips déborde et atteint d'innocentes victimes. Chaque jeune est associé à son territoire, à son école, même s'il ne participe pas au conflit. Les jeunes sont prisonniers de leur appartenance à leur quartier. « J'ai un cousin qui était dans le droit chemin. Il me trouvait con d'être dans un gang. Il ne voulait rien savoir des Blood. Il s'est fait poignarder parce que son grand frère en est un. Il a une méchante cicatrice au cou. Il a dû prendre parti. »

« Plusieurs autres sont devenus membres comme ça. Ils vont à une fête à l'extérieur de Montréal-Nord. On les associe à nous parce qu'ils vont à Henri-Bourassa et ils mangent une raclée. Après, ils voulaient nous représenter. Moi aussi, j'ai tapé sur des gars parce qu'ils étaient amis avec tel ou tel Bleu. Je faisais passer mes messages par eux. Ou si je voyais un gars porter un bandeau bleu, je lui disais de l'enlever. S'il refusait, je le tabassais. C'est une histoire de quartier. C'est vraiment con », reconnaît aujourd'hui Général.

La haine, l'envie de se venger ou la peur forcent des jeunes à gonfler les rangs des deux bandes rivales. Des adolescents, qui ne voulaient pas de cette vie, deviennent de redoutables recrues. La guerre s'est emparée de certains territoires de Montréal. Et comme toujours, ce sont les innocents qui paient le prix le plus lourd.

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