La religieuse qui dit non

Naël Shiab, L’Itinéraire, Montréal, le 15 octobre 2010

Sœur Nicole Jetté est l’une des dernières Québécoises membre de la Société des Auxiliatrices des âmes du Purgatoire, une communauté religieuse vieille de 150 ans. Impliquée depuis près de 20 ans dans le Front commun des personnes assistées sociales du Québec (FCPASQ), la petite dame au grand cœur a toujours écrit son destin plutôt que de se laisser mener par lui.

« J’ai toujours su que je deviendrais sœur. À ma naissance, une de mes tantes est entrée chez les religieuses et ma grand-mère paternelle a vu cela comme un signe », narre Nicole Jetté, dont le chandail orange vif fait ressortir une épinglette du FCPASQ. Huitième enfant d’un fermier veuf et troisième de sa mère, la jeune fille originaire de Dunham, « le pays des vins de Gilles Vigneault », fait d’abord fi de son destin pour se diriger vers l’enseignement.

Après quelques mois dans une école privée, elle entame une première retraite de réflexion. « J’ai pris conscience que j’avais toujours eu ça en tête mais que je ne l’avais jamais choisi, explique-t-elle. Je n’étais pas certaine ce que je voulais. Alors je suis retournée aux études à Saint-Jean. J’ai complétement changé de milieu. »

Une fois son brevet B en poche, elle retourne à Dunham comme enseignante en 6e année, à 20 ans tout juste. « J’avais 36 jeunes de 11 à 16 ans et c’était la première fois que les filles et les garçons étaient mélangés », lance-t-elle en hochant la tête, un large sourire caché par une de ses mains. Mais sa volonté d’offrir aux différents groupes d’âge un enseignement spécifique agace la direction de l’école. « Ils voulaient que toutes les évaluations soient les mêmes, alors je notais de quatre manières différentes », avoue-t-elle, les yeux pleins de malice. L’année suivante, les parents d’élèves forceront la direction, qui souhaitait son départ, à la reprendre pour une poste… qu’elle refusera ! Lors d’une deuxième retraite chez les sœurs, j’ai entendu l’une d’elles éclater de rire. Ce rire m’a semblé si vrai que j’ai voulu le partager. »

Elle boucle alors la boucle en 1967 et devient sœur auxiliatrice. « Pour ma mère c’était comme si je me sacrifiais. Elle était d’une tristesse terrible alors que c’était un éclat de rire qui m’y avait amené. » La sœur décide de retourner aux études une deuxième fois. Sa communauté lui suggère les bancs de l’université mais, fidèle à elle-même, la jeune femme s’y oppose. « Je pensais que j’allais perdre la réalité du terrain en allant à l’université. Alors j’ai décidé d’aller au Cégep du Vieux-Montréal pendant trois ans. »

De retour dans sa région natale, elle fonde le Centre Drogue-Secours en collaboration avec des jeunes de la municipalité. « Dans les années 70, les « peace and love », c’était un mode de vie, une réaction contre la concurrence, la compétition. Mais c’est devenu une mode tragique par la suite… La sœur s’objecte toutefois au terme toxicomanie. Pour elle, ce n’était que des individus en recherche de sens qui utilisait la drogue. « Pour les gens autour, comme ils ne voulaient pas monter sur la tête des autres ils n’étaient pas motivés, ajoute-t-elle soudainement grave. Mais ils souhaitaient juste être bien avec tous. L’avenir de l’humanité est dans ces mouvements et non pas dans la destruction de l’autre. »

Par la suite, elle travaille pour une maison de transition d’ex-détenus ainsi que pour la Direction de la protection de la jeunesse, avant de compléter une maîtrise en travail social à l’Université de Laval à la fin des années 80. « Ce que je suis, ce que je crois, je l’ai beaucoup appris des gens qu’on disait de peu valeur. Ils ne sont pas parfaits, c’est vrai, mais ils sont peut-être plus disposés à apprendre que nous. »

Toujours regarder devant
 

Bien que son parcours couvre déjà une longue partie de l’histoire du Québec, difficile d’être plus au fait de l’actualité que sœur Nicole. Et quand la conversation empiète sur des sujets politiques, son visage bienveillant se renfrogne. « Le dernier budget provincial est la mise en application de la philosophie de l’Institut économique de Montréal, lance-t-elle, les lèvres pincées. Ce qu’ils veulent, c’est notre bien, mais nous, on aimerait bien qu’ils nous le laissent. »

Poussée par son expérience qui l’a amenée à côtoyer la misère, la militante du FCPASQ met son recul à profit et ne mâche pas ses mots. « On dit que le privé empiète de plus en plus sur le public, mais c’était déjà le cas avant, soupire-t-elle. L’État a pris des dispositions de longue date pour privatiser le bien commun. Certains disent que l’État se désengage, mais non, il a juste modifié son rôle. Pour moi, nous sommes de moins en moins dans un pays démocratique. On perd les droits des personnes privées pour des personnes morales. Mais de quelle morale, je ne sais pas… »

Au milieu de la modeste salle du Front commun, Nicole expose sa pensée, une tasse de café en train de refroidir sur la table. « Aujourd’hui, pour beaucoup, c’est la loi du marché qui gouverne le monde, expose-t-elle, les mains jointes. Mais le marché, ce n’est qu’un jeu, pas la vie. Et il faut se demander qui en fait les règles, et pour qui ? »

La petite dame au visage ridé par la sagesse continue son discours, hérité de 60 années de don de soi. « Ce n’est pas la pauvreté le problème, mais la concentration de la richesse, annonce-t-elle avec un sérieux qui remplace les éclats de rire du début. Si on analyse les structures, ce n’est pas le Dr Julien ou le Club des petits déjeuners qui vont régler le problème. Ils viennent aider, c’est vrai, mais il faut doter les familles de moyens d’assumer leurs responsabilités. Et ce n’est pas non plus en maintenant un salaire minimum sous le seuil de pauvreté, en normalisant les heures supplémentaires et en coupant des salariés pour les faire travailler à contrat qu’on va arranger les choses. »

Toutefois, malgré sa tirade d’une cohérence frappante, la sœur ajoute avec modestie qu’elle est loin de détenir la vérité. « Je crois en des subjectivités conscientes. Pour moi, la vérité est à découvrir continuellement. Et si on souhaite s’en approcher, on doit multiplier les points de vue. » Mais alors, pourquoi avoir milité ces 20 dernières années, Nicole ? « J’ai la responsabilité de partager mon point de vue. Du coup, je n’ai pas le droit de déprimer, sinon je démissionne. »

La sœur de toutes les femmes
 

Quand vient le temps de discuter du droit des femmes dans l’Église, la conversation se pare d’une intensité toute différente. Les yeux vers le plafond, la sœur, pensive, prend son temps avant de répondre aux questions. « Si je suis en vie, c’est grâce au curé », affirme-t-elle, avec un sourire tout en retenue. À l’époque, l’Église poussait les femmes à enfanter le plus possible. » Ma mère n’a jamais eu le temps de s’occuper de moi. J’étais la huitième et le plus vieux avait 13 ans. Mais je ne lui en ai jamais voulu. »

Militante pour la cause féministe, le fait que le Pape refuse les méthodes de contraception la dérange profondément. ! Laisser les femmes faire un choix, c’est une question de dignité », critique-t-elle, avant de rappeler l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme, justement sur la question. Elle concède toutefois que des différences existent entre les deux sexes, mais « est-ce que l’un est plus important que l’autre ? »

Du coup, le jour de sa mort, aucune messe d’adieu ne devrait avoir lieu pour la religieuse engagée. « Je ne veux pas d’une célébration qu’une femme n’aurait pas le droit de faire », exprime-t-elle avec sérénité, avant d’ajouter. Comme pour nous rassurer, « mais je ne souhaite pas mourir demain ! »

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