Les expropriés n’oublient pas

Geneviève Gélinas, Graffici, Gaspésie, août 2010

Pour Yvette Element, les 40 ans du parc Forillon rappellent un épisode douloureux. Comme 225 autres familles expropriées lors de la création du parc, les Element ont dû abandonner leur maison et leur mode de vie. À 82 ans, madame Element n’a rien oublié. Et elle attend toujours des excuses d’Ottawa.

« En bas chez nous » : c’est par ces mots que madame Element désigne encore sa maison et ses terres de Cap-des-Rosiers, aujourd’hui envahies par la forêt. Quatre mots qui évoquent des champs à faucher, du bois à bûcher, un jardin à désherber et des animaux à soigner. « Nos enfants étaient voisins de leurs oncles, de leurs petits cousins. Ils jouaient tous ensemble », décrit la mère de neuf enfants.

Mme Element condamne la façon dont l’expropriation s’est faite. « Dès le début s’est faite. « Dès le début ils ont nous menti en disant qu’ils prendraient juste nos terres à bois, dit-elle. On s’est dit : ce ne sera pas si pire. Mais quand on a reçu la lettre pour nous dire qu’on serait expropriés à 100 % » Pour leur maison, leurs terres et leurs bâtiments, les Element ont reçu 13 000 $. Des grenailles, dit madame Element. Et ils nous faisaient accroire que si on essayait de contester, on aurait encore moins. »

 

Madame Element est partie quand même, en août 1971. « On avait été avertis que si on restait, on n’aurait plus le transport scolaire, ni l’électricité, rapporte-t-elle. Je ne voulais pas faire rater une année d’école à mes enfants. »

« En n’ayant plus de place pour cultiver, ça prenait de l’ouvrage à mon père », poursuit son fils Réal Element. Paul Elemnet (le père) s’est engagé comme contremaitre pour détruire les maisons expropriées. Un matin, on lui a demandé d’aller brûler le secteur où se trouvait sa propre maison. » J’ai dit à mon père de s’en aller, pis, c’est moi qui l’ai allumée, dit Réal Element, qui travaillait dans la même équipe. Après, Pa a pleuré toute la journée. »

La famille Element a déménagé dans un HLM à l’autre bout de Cap-des-Rosiers. « Je me suis sentie dépaysée, affirme madame Element. Y’avait le chemin devant, le cap derrière. Je ne pouvais pas envoyer mon dernier de quatre ans de jouer dehors tout seul. »

Deux ans plus tard, les Element ont racheté une maison du parc Forillon, et l’ont déménagée près du phare de Cap-des-Rosiers. Dans les années qui ont suivi l’expropriation, madame Element a réussi à obtenir 8 000 $ de plus pour ses biens en fondant un comité et en ayant recours au Protecteur du citoyen. Que faudrait-il pour qu’elle fasse la paix avec le passé ? « Qu’ils nous demandent pardon », tranche-t-elle.

L’histoire des Element ne fait pas figure d’exception. Jusqu’en 1970, Léonard Bilodeau, 82 ans vivant dans la vallée de L’Anse-au-Griffon avec sa femme et ses sept enfants. Pour acquérir le petit bungalow qu’il habite toujours sur le rang St-Patrick, à L’Anse-au-Griffon, il a dû emprunter de nouveau. Ça a été un maudit coup, d’être obligé de tout recommencer à neuf à 42 ans, dit-il. Ça m’a touché au cœur, cette affaire-là. »

Monsieur Bilodeau retourne moins souvent sur son ancienne propriété, faute d’entrain pour marcher ou pédaler jusque-là. « De toute façon, c’est rendu qu’il n’y a plus rien à voir, juge-t-il. Ça a tout repoussé. C’était de si belles terres. » Monsieur Bilodeau s’est tout de même rendu avec Graffici au départ du sentier Le Portage, l’ancienne route qui traversait la péninsule de Forillon du nord au sud. « Ici, c’était la maison de Rosaire Synnett, dit-il en montrant le sol à ses pieds. En face, celle de Raymond Samson. » Monsieur Bilodeau connaît aussi l’emplacement des anciens potagers, même si la nature a repris ses droits. « L’an dernier, je suis allée chercher une grosse brassée de rhubarbe dans le jardin de mon oncle, dit-il. En sortant, j’ai failli m’enfarger dans un porc-épic. »

Quand on lui parle du comité d’expropriés qui s’organise à nouveau, monsieur Bilodeau  se montre indifférent. « Je ne veux plus me mêler de ça, tranche-t-il. Ça ne changera rien. On ne peut plus recommencer à zéro. »

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