Yves Bernard, Le Jumelé, Montréal, hiver 2010
On l’appelle l’Homme au chapeau et c’est un personnage de légende au même titre qu’Aznavour ou les regrettés Henri Salvador et Compay Segundo. Six décennies de carrière, une cinquantaine de disques à son actif, plus de 300 compositions dont une vingtaine sur son Haïti chérie, des tournées internationales depuis les années cinquante, deux livres écrits sur lui par Nathalie Rubrini : à 87 ans, il a toujours fière allure et la voix de crooner qu’il entretient si bien depuis ses débuts en 1939 demeure toujours aussi juste. Installé à Montréal depuis plus d’un demi-siècle, ce survivant d’une époque oubliée parcourt toujours les grandes salles internationales, même qu’il prévoit une tournée au Japon en 2010 ! En dépit de tout cela, il demeure trop mal connu au Québec. Portrait d’un grand de la chanson internationale.
« J’ai commencé à l’école avec mon ami Guy Durosier » se rappelle-t-il. « On nous mettait parfois dehors parce que pendant les cours, on travaillait musicalement en jouant du tambour et en chantant. À cette époque, un musicien était considéré comme un paresseux ou un coureur de jupon, mais moi je voyais la musique comme un travail sérieux. »
En 1944, Joe Trouillot fonde les Gais Trouvères, un groupe composé de jeunes artistes de son cartier et de musiciens de la fanfare du Palais national. Un jour, Issa El Saieh, alors chef du big band le plus important du pays, le recrute. Il devient le premier chanteur de la formation du maestro et se produit dorénavant à la Cabane Choucoune, haut lieu de la musique de danse de Pétionville, un quartier huppé de Port-Au-Prince. En 1956, le voilà aux commandes de son propre grand orchestre au Casino International, le symbole de toute une génération. Si l’Orchestre El Saieh mélangeait le swing américain et la musique cubain, la formation du Casino accorde la prédominance à la musique haïtienne et latino américaine.
L’année suivante, Joe Trouillot part à la conquête de l’Europe avant de rentrer au pays. Il y constate un changement d’atmosphère : « Lors de l’un de mes concerts, on a commencé à tirer avec des pistolets. Je me disais qu’un soir en chantant la bouche ouverte, on me finirait par me faire avaler une balle. Duvalier arrivait et ça commençait à tourbillonner. Je chantais avec inquiétude et me disais que la meilleure des choses serait de continuer ma carrière ailleurs. »
À cette époque, plusieurs artistes de renom quittent le pays : Martha Jean-Claude s’installe à Cuba ; Charles Dessalines et Dodof le Gros à New-York ; Kesner Hall, Guy Durosier, Ernest Nono Lamy et Joe Trouillot, à Montréal. Le Québec accueille alors la première génération d’immigrants haïtiens composés de plusieurs professionnels qui contribueront de façon substantielle à la révolution tranquille.
Avec son ami pianiste Nono Lamy, Jos s’amène donc ici en 1961, double contrat en main : « À notre arrivée, nous avons collaboré pendant deux mois à la télé de radio-Canada pour la série Le soleil dans les mains, tout en nous produisant au Perchoir d’Haïti dont le propriétaire était haïtien. En Haïti, je chantais en créole et en français, mais ici il a fallu doubler. Tu arrives dans un nouveau pays les yeux fermés et tu cherches ton chemin. J’en ai profité pour apprendre la musique, la contrebasse et l’italien, en plus de perfectionner mon anglais et mon espagnol. »
L’interprète chante dorénavant en cinq langues. On le retrouve par la suite au Café Saint-Jacques angle sainte-Catherine et Saint-Denis. Il intègre maintenant du répertoire québécois. Le soir, il chante pour la danse et devient aussi le maître de cérémonie de l’endroit : « J’y ai présenté plusieurs vedettes comme Michel Louvain, Ginette Reno et Gilles Latulipe. À chaque dimanche après-midi, la radio CKVL nous enregistrait en direct. C’était une émission formidable qui a fait du bruit ! »
D’autres moments de sa carrière restent gravés dans ses souvenirs : toutes ces tournées internationales qu’il n’a pas cessé de faire, ces concerts jusqu’à Sept-Îles avec Philippe Flambert à la fin des années soixante-dix, l’animation du club Do Ré Mi de 1980 à 1988, ce retour à Port-Au-Prince en 1983, son cinquantième anniversaire de carrière avec le groupe d’Éval Manigat au Club Soda… à la longue, l’artiste a ressenti le besoin de personnaliser ses créations, finissant par se faire reconnaître comme auteur-compositeur.
Aujourd’hui considéré comme l’un des artistes les plus primés d’Haïti, il se déplace encore partout avec son pianiste et ses partitions. Demeuré profondément Haïtien, il tient à offrir un message d’espoir suite au terrible séisme : « Haïti va toujours s’écrire de la même manière. Les maisons sont tombées, mais le drapeau ne s’est pas déchiré. Ce grand qui est en haut nous a dirigés vers une fraternisation mondiale et c’est toute la planète qui a crié en même temps. L’heure est venue de reconstruire ». Parole de sage.