Actualité – Lettre de la présidente en faveur des journaux défavorisés

kristina jensen

La présidente de l’AMECQ, Kristina Jensen

 

Monsieur le Ministre,

Je vous écris aujourd’hui en tant que présidente de l’Association des médias écrits communautaires du Québec (AMECQ) pour vous mettre au courant d’une situation très importante. Dernièrement, le conseil d’administration d’un de nos journaux membres, Le Monde, m’a conviée à assister à une réunion urgente. Je me suis donc rendue, en compagnie d’Yvan Noé Girouard, le directeur général de l’AMECQ, dans un centre communautaire modeste situé au cœur du quartier Saint-Michel à Montréal, pour entendre l’appel à l’aide passionné des membres de l’équipe du journal. J’ai pris l’engagement de vous informer de leur sort. Cette lettre répond à ma promesse sacrée.

Monsieur le ministre, Le Monde se porte mal et je crains que, bientôt, il ne puisse plus poursuivre sa mission.

L’une des causes principales de cette situation est le manque de revenus publicitaires que subit le journal, notamment ceux provenant du gouvernement du Québec.

En 2015-16, votre gouvernement a investi 634 060,27 $ dans des placements publicitaires. De ce montant, 14 166 $ ont été accordés aux médias écrits communautaires – un montant qu’ont dû se partager nos 87 membres (voir annexe A).

Le Monde n’est pas le seul de nos membres aux prises avec une baisse de revenus publicitaires résultant des mesures d’austérité imprévues et rapides décidées par votre gouvernement. Ces mesures sont peut-être bien intentionnées, mais elles font pourtant des ravages chez nos membres, déjà aux prises avec des ressources qui s’amenuisent et un environnement opérationnel difficile à gérer.

Comme vous le savez, le paysage des journaux communautaires du Québec, du Canada et d’Amérique du Nord évolue à un rythme vertigineux. En tant qu’association, l’AMECQ travaille avec acharnement pour accompagner ses journaux membres (qui peuvent fonctionner en grande  partie grâce au travail de bénévoles dévoués) et leur permettre de traverser cette difficile période de changements en leur fournissant les outils et en leur permettant d’acquérir les compétences nécessaires pour leur permettre de s’adapter à notre nouvelle réalité. Certains s’en sortent bien, d’autres pas.

J’attribue ces disparités au fait que chaque journal sert une communauté unique qui jouit d’une réalité socioéconomique unique. Tous ne doivent donc pas conjuguer avec les mêmes défis.

Mais ce qui amplifie la gravité de cette baisse marquée des revenus issus de la publicité gouvernementale au journal Le Monde est le fait que ce journal évolue dans un quartier extrêmement défavorisé sur le plan économique, et qu’il dessert une population très vulnérable, constituée en grande partie de nouveaux arrivants. Cela a pour résultat le fait que les membres de la petite équipe de production du journal peinent à trouver de nouvelles sources de revenus, tout en devant continuer à informer les citoyens.

Au cours de cette réunion, à tour de rôle, les membres du Conseil du journal Le Monde ont expliqué les défis inhérents à leur rôle de bâtisseur,  avec fierté, mais aussi avec chagrin. Leur passion pour les communautés des quartiers pour lesquelles ils se dévouent était manifeste. L’un des éléments clés de leur mission est de faire ressortir les points communs qui existent entre ces communautés en apparence si disparates. Les membres du journal travaillent à créer un sentiment d’appartenance au sein de leur lectorat. Je suis convaincue que le journal Le Monde est le fil conducteur de ces communautés fragiles, mais, malheureusement, cette équipe use son fil de plus en plus, faute de ressources.

L’histoire du déclin du modèle d’affaires des journaux communautaires vous est très familière, j’en suis certaine. Elle peut se résumer simplement : les choses que nous savons traditionnellement vendues sont devenues moins précieuses avec l’émergence d’une société plus branchée, une société organisée autour des nouvelles technologies.

Nos petits annonceurs migrent en masse vers Kijiji. Par exemple, les agents immobiliers sont moins intéressés par nos services parce que la fréquence de nos publications ne suit pas le rythme rapide de leur monde. De plus, beaucoup de nos annonceurs font eux aussi face au ralentissement économique et doivent se serrer la ceinture. Ils ne disposent tout simplement plus d’autant d’argent qu’avant pour continuer d’acheter de l’espace publicitaire dans les journaux communautaires.

Pour nos membres, le défi à relever est de parvenir à tourner ce moment de transformation  à leur avantage et de contribuer à leur façon à la reconstruction du journalisme québécois au niveau communautaire. Relever ce défi permettrait d’établir un réseau d’information communautaire et indépendant qui se trouverait vitalisé et agrandi. Ainsi, la question de la publicité gouvernementale, dans ce contexte, touche non seulement nos entreprises à but non lucratif, mais aussi tous les médias à l’échelle planétaire.

Nous savons que la situation de nos membres n’est pas un cas isolé. Le phénomène est mondial, ce qui explique que l’aide du gouvernement peut représenter une solution viable à un problème non moins criant. Par exemple, aux États-Unis, l’Université de Columbia a publié une étude qui indique que « la couverture des nouvelles locales reste sous-financée pour la plupart des stations de radio et de télévision publiques, dont les dirigeants ont été incapables de faire des investissements dans les nouvelles locales et les bailleurs de fonds du Congrès[1] ».

À l’AMECQ, nous croyons qu’il est primordial de préserver une source indépendante, originale, crédible et locale d’information. Telle est la mission que nos membres ont accomplie avec brio depuis des décennies. À l’ère des nouveaux médias, tout le monde peut recueillir de l’information, enquêter sur les puissants, et fournir une analyse des questions de l’heure. Même si les organisations de presse devaient disparaître, l’information, la recherche et l’analyse ne disparaîtraient pas. D’ici là, les journaux membres de l’AMECQ persisteront à offrir une qualité journalistique dans leurs pages.
Sans le soutien de notre gouvernement, votre gouvernement, nous assisterons peut-être à une situation « darwinienne » où, faute d’avoir bénéficié du soutien des plus forts, les journaux communautaires seront condamnés à périr dans un environnement concurrentiel dans lequel seules les organisations les plus aptes prospèrent.

Le Monde, mais aussi, Graffici en Gaspésie, Droit de Parole à Québec, Mobiles à Saint-Hyacinthe, Entrée libre à Sherbrooke sont des cas classiques de ce scénario. À cause du manque de soutien dont ils souffrent tout en devant évoluer dans un environnement hostile, tous voient leur survie menacée.

Chaque jour, les Québécois sont bombardés par les médias de masse, américains pour la plupart, qui les inondent d’images provenant d’une culture différente de la leur, dans une autre langue que la leur.

Nous sommes « la Résistance »!

Je vous demande de nous accompagner dans notre combat. Je suis convaincue qu’ensemble, nous relèverons ce défi.

Je suis certaine que vous seriez le premier à reconnaître le fait que nos membres sont parmi les plus vaillants défenseurs de la culture québécoise et de la langue française, et qu’ils s’acquittent de cette noble mission avec l’aide d’une grande armée de bénévoles.

Monsieur le ministre, je tiens à être très claire : je ne vous demande pas la charité.

Nos membres sont trop fiers pour cela et en tant que porte-parole élue, je ne trahirai pas leur confiance ni leur dignité en frappant à votre porte comme une mendiante. Je me présente plutôt à vous en tant qu’alliée. En effet, j’ai une proposition à vous faire, proposition qui, je le crois, nous sera mutuellement bénéfique.
Saviez-vous que 74 % des adultes québécois lisent leur journal local? Ces derniers ont désigné les journaux communautaires comme source la plus fiable d’actualités locales. On vante la qualité des renseignements concernant les activités des collectivités locales, les écoles, la politique locale, des emplois locaux, la communauté et les évènements de quartier, les évènements artistiques, les renseignements sur le zonage, les services sociaux, et les informations concernant l’immobilier et le logement.
Notre créneau est clair : la couverture « hyperlocale »! Les membres de l’AMECQ, y compris Le Monde, sont uniques et ont un rôle important à jouer dans la culture et la société québécoises, un rôle qui peut être très positif pour le gouvernement du Québec. Impliqués dans nos communautés, nous nous sommes taillés une niche de marché importante et nous sommes prêts à miser sur cette force en la tournant à votre avantage.

Les journaux communautaires membres de l’AMECQ attirent des millions de lecteurs. Aujourd’hui, je tiens à faire valoir l’idée selon laquelle la société québécoise – et par extension la société canadienne – devrait soutenir le travail de nos journaux communautaires et protéger la vision de l’information qu’ils mettent de l’avant. Les journaux communautaires sont une vitrine de choix pour le gouvernement, car ils sont bien ancrés dans la communauté et ont un taux de pénétration assez élevé dans les foyers de la province.

Les grands médias ne couvrent plus l’information régionale. De toute évidence, ils ont abdiqué ce rôle, il y a longtemps. Au fil des années, la couverture de l’actualité régionale a lentement été désertée par les grands médias, qui ont préféré partir en quête de pâturages plus verts et beaucoup plus payants : « L’échec d’une grande partie du système de radiodiffusion public à fournir des rapports importants de nouvelles locales reflète la négligence de longue date de cette responsabilité[2]. »

À l’avenir, il est peu probable qu’un nouveau modèle économique uniforme puisse soutenir tous les journaux communautaires. Plusieurs journaux trouveront sans doute des moyens pour assurer leur survie, à la fois en version imprimée et numérique, en parvenant à conjuguer différemment avec des ressources qui ne cessent de s’amenuiser.

Mais, les gouvernements – à tous les niveaux – peuvent faire leur juste part pour aider les membres de l’AMECQ.
Plus précisément, dans l’immédiat, le gouvernement du Québec peut encourager la pérennité de nos journaux membres en occupant de l’espace publicitaire dans leurs pages et en leur offrant diverses formes de soutien financier.

J’ai en banque quelques idées à mettre de l’avant, idées que je souhaite explorer avec vos fonctionnaires. Parmi les propositions de l’AMECQ, la possibilité de donner à nos membres un statut spécial qui leur permettrait de recevoir des dons et de produire des reçus pour d’impôt. Des subventions qui proviendraient de diverses fondations sont aussi envisageables (au Canada, les fondations privées qui investissent leur capital de cette manière obtiennent le statut d’organismes de charité).

Cette exploration de nouveaux modèles de sources de revenus pourrait également inclure des publi-reportages à propos des priorités du gouvernement, ceux-ci pourraient constituer des compléments à la publicité traditionnelle et pourraient parfois mieux servir les intérêts du gouvernement en matière de visibilité.

Je tiens à vous assurer qu’en vous associant avec les médias écrits communautaires, vous collaborerez avec des partenaires actifs. En tant que présidente de l’AMECQ, je m’engage à continuer à contribuer à la survie du journal Le Monde ainsi qu’à celle de tous les journaux membres de l’AMECQ.

Après avoir soigneusement étudié la structure actuelle, du journal Le Monde, j’ai commencé à formuler diverses recommandations. Je maintiens les contacts avec le conseil d’administration du journal pour l’aider à établir le plan d’action visant à assurer son rétablissement.
Je me réjouis à l’idée de continuer à travailler avec vos représentants pour tracer la voie à suivre.
Les quelques idées que je voudrais mettre de l’avant comprennent également une offre de services clé en main de la part de nos membres un peu comme « un trio de première ligne » : Internet, médias sociaux, publicité imprimée. Pour votre gouvernement, faire de la publicité par l’entremise de nos membres est une option attrayante et polyvalente, qui vous assurerait un retour clair sur votre investissement en raison de la plus grande pénétration de votre message dans la population.

Je fais appel à vous, monsieur le Ministre, pour intervenir auprès du Conseil des ministres et sensibiliser vos collègues à la précarité de notre situation, précarité qui liée à la baisse des revenus issus de la publicité gouvernementale. Je vous en serai reconnaissante.
En terminant, j’ai discuté avec votre collègue Stéphanie Vallée, ma députée, à propos de cet enjeu lors d’un évènement communautaire. J’ai pris la liberté de lui envoyer la copie conforme de cette lettre, et ce, afin de la tenir informée de ma démarche.
Je suis convaincue qu’ensemble, nous parviendrons à faire avancer les choses.

Veuillez agréer, monsieur le Ministre, mes salutations les plus distinguées.

La présidente de l’AMECQ,

Kristina Jensen

[1] “The Reconstruction of American Journalism”, Columbia Journalism Review

[2] Centre de recherche PEW