Entrevue avec Normand Baillargeon : Pauvreté indécente

Alexandra Guellil, L’Itinéraire, Montréal, le 1er janvier 2016

Essayiste, chroniqueur au Voir et à Radio-Canada, Normand Baillargeon plaide pour une conceptualisation de la pauvreté. Mieux la comprendre reviendrait, selon lui, à la définir autrement que par les apparences.

Comment parvient-on à sortir d'une société dominée par les apparences?
La question de la différence entre l'apparence et le réel est un thème fondateur de la, philosophie. C’est ce qui fonde la pensée occidentale. Rappelons-nous de ce que nous disait Platon. Les apparences sont trompeuses et le but de la pensée est d'alter au-delà de celles-ci, qui sont d'ailleurs un obstacle pour atteindre le réel. La pauvreté est un bel exemple si l'on souhaite comprendre comment les apparences extérieures sont un obstacle à la compréhension du réel, ou si l'on s'intéresse à ce qu'est réellement la pauvreté dans notre société.

 

Peut-on définir la pauvreté en s'éloignant des apparences?
Il faudrait la conceptualiser en prenant différents paramètres en compte. Platon nous dirait probablement que définir la pauvreté en se fiant aux apparences, c'est-à- dire en se fiant à ses manifestations extérieures premières, c'est aussi s'interdire d'en faire un concept et de penser à ce qu'elle est réellement. Et la conceptualiser mènerait sans doute à comprendre comment elle est produite, comment elle se manifeste autrement que par les apparences.

 

Est-ce exact de concevoir le préjugé comme une pensée hâtive?
On pense vite. Notre tendance spontanée est de penser rapidement. Des travaux importants en psychologie ont d'ailleurs été entrepris en ce sens montrant que l'on pense dans deux systèmes. Le premier vise à trouver une réponse rapidement et le second se met en place quand on commence à réfléchir sans se laisser emporter par la précipitation du premier système, je pense que les préjugés sont fondés sur ce premier système et augmentent probablement avec des idéologies politiques. On vit dans une société traversée par des conflits. Et devant la pauvreté si extrême, c'est tellement rassurant de ne pas en assurer une part de responsabilité.

 

L'exemple le plus récent dans l'actualité est le dérapage au sujet du projet de loi 70 sur l'aide sociale. Une énième stigmatisation envers ceux et celles qui en bénéficient…
Ce projet de loi surfe sur des préjugés extrêmement répandus sur les assistés sociaux qui les confirment d'une certaine manière et par lequel certains peuvent se donner bonne conscience. C'est tellement plus facile que de remettre en question les institutions ou le monde dans lequel nous vivons, qui sont aussi responsables de cette grande pauvreté. Ce sont donc des préjugés rassurants, mais qui ne vont pas très loin. C'est là qu'il faut se rappeler de la leçon de Platon et tenter d'aller au fond des choses. Quelque part, c'est triste de voir que la classe politique participe à renforcer ces préjugés-là. Récemment, j'ai écrit un texte ironique prônant la fin de l'aide sociale. Laide que je visais était celle qui était versée aux entreprises. Bombardier y est défini comme un assisté social puisque l'entreprise est toute aussi dépendante de l'État. En somme, quand on change de perspective et que l'on élargit notre vision, afin qu'elle comprenne plus de critères et de paramètres, il est aisé de s'éloigner des préjugés.

 

Peut-on définir la pauvreté en s'extirpant du rapport riche/pauvre?
Encore une fois, seulement si la conceptualisation s'éloigne des apparences. Ce n'est pas une réalité simple, la pauvreté est complexe à définir. Elle peut être économique, intellectuelle, idéologique, relationnelle, et sous plein d'autres formes encore plus complexes. La pauvreté ne se calcule pas uniquement en fonction du revenu que l'on gagne, mais est aussi conditionnelle au bonheur récolté. On vit dans une société où depuis trente ans, l'exigence idéologique selon laquelle le travail nous rend plus heureux a commencé à germer. L’accroissement de la richesse personnelle et la consommation sont souvent les seuls horizons de bonheur que l'on nous donne.

 

La valeur du travail dans son sens philosophique, c'est-à-dire l'effortpénible, a-t-elle changé avec ladite génération Y?
La valeur du travail a évolué pour certaines générations. Aujourd'hui, on a l'impression que le travail n'a pas de fin en soi, exception faite du revenu. Comme si l'on se donnait comme exigence de définir le travail par la rentabilité économique. Comme si finalement le bonheur social se mesurait avec le produit intérieur brut ou que l'accroissement économique était une fin en soi. Et je crois que l'on approche du moment où l’on se rend compte des limites de cette pensée. On ne semble même plus avoir le temps de penser, il y a une espèce d'accélération des évènements puis de l'Histoire qui nous empêche de le faire.

 

Comment pensez-vous que les camelots peuvent changer la vision extérieure les liant aux a priori de la pauvreté? Certains leur demandent encore de se trouver un véritable travail …
Cela m'étonne parce que vendre le magazine dans la rue est un travail aussi noble que bien d'autres travaux, La définition que l'on a du travail, du bonheur ou d'une vie remplie semble aujourd'hui passer à tout prix par une certaine forme de réductionnisme économique. Un tel raisonnement est absurde. Il se pourrait bien que les philosophes soient aussi importants que les soudeurs et inversement, pour reprendre l'idée du candidat américain Marc Rubio. Pourquoi les personnes qui vendent L'Itinéraire n'auraient pas un travail aussi appréciable que le trader qui souvent produit des effets malsains? Pourquoi apprécie-t-on le travail d'un plombier et dénigre-t-on celui d'un philosophe, poète ou cinéaste? La tendance à tout réduire au facteur économique nous empêche de réellement nous pencher sur ces questions-là.

 

Prenons l'exemple d'un camelot homme et d'un potentiel client qui se permet de le blâmer parce qu'il n'est pas rasé …
Ce type de raisonnement est inévitable, Lesvaleurs communes dans notre société sont basées sur des préjugés. Et pour qu'ils reculent, il faut que socialement, les citoyens prennent conscience de certaines choses. Les préjugés les plus graves qui ont été vécus ces dernières années sont probablement ceux dirigés vers les femmes, Et aujourd'hui, toutes les attaques personnelles nous paraissent plutôt banales, mais à l'époque, elles étaient perçues comme extrêmement graves. Si les mentalités ont évolué, tous les combats sociaux ne sont pas gagnés pour autant.

 

Lorsque t'on regarde les statistiques, on ne peut parler de pauvreté sans parler d'éducation …
De nombreuses études le prouvent, l'éducation est l'un des leviers qui permettrait de réduire les inégalités sociales et donc la pauvreté. Les statistiques sont néanmoins à manipuler avec précaution. Mais il est certain que la probabilité de se retrouver chômeur si on a un cégep est plus faible que si l'on a un secondaire, et si l'on a un diplôme universitaire est plus faible que si on a un diplôme collégial et ainsi de suite. Mais pour obtenir ces diplômes-là, il faut savoir lire et écrire, C’est toute la contradiction avec la réforme souhaitée de l’aide sociale. Ces personnes qui en bénéficient n'ont pas besoin qu'on leur coupe leur misérable chèque mensuel, mais plutôt qu'on les aide à s'insérer dans la société.

 

D'où provient cette perception de l'individu qui ne semble rien faire pour «s'arranger lui-même» ?
Cette vision est beaucoup répandue dans te monde occidental. Trente ou quarante ans de néo libéralisme conduisent à cela. L'individu supposément souverain qui, par la force de ses propres efforts, est responsable de ses malheurs est une idéologie extrêmement puissante. Ça marche pour les personnes les plus pauvres et les plus fragiles, mais pas pour des entreprises multinationales. C’est ironique tout de même …

 

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