L’armoire de grande-mère

Colette Lachance, Le Beau Regard, Sainte-Lucie-de-Beauregard, septembre 2013

Les beaux jours d'été me ramènent aux heures exquises passées auprès de grand-mère Mathilda. Comme beaucoup d'enfants d'aujourd'hui et du siècle dernier, c'est à la cuisine de grand-mère que je trouvais souvent refuge. Diverses raisons m'attiraient à cette pièce de la maison, qui me semblait alors immense; l'espace entre la porte d'entrée et le gros poêle à bois paraissait infinie, pratiquement infranchissable.

Cet endroit me plaisait aussi par les odeurs particulières: la senteur douçâtre du pain qui lève dans la huche, l'arôme poivré de la soupe au chou qui mijote sur le feu et surtout les effluves se dégageant de la laine fraichement tondue. Grand-mère en déposait des ballots près de sa chaise berçante profitant des moindres minutes libres entre les tâches quotidiennes pour écharpiller les fibres et les débarrasser des divers débris. Tout cela appartient à une époque révolue; ces instants dorment avec les souvenirs.

Au début du siècle dernier, les petites habitations des pionniers sont garnis de peu de meubles. Dans leurs longs et pénibles déplacements pour s'établir sur de nouvelles terres, les colons ne pouvaient transporter que le minimum nécessaire à la vie de tous les jours. Le manque de routes d'accès, de moyens de transport et les distances à parcourir limitaient les bagages aux effets personnels et surtout aux outils indispensables. Parfois quelques petits meubles prennent place dans la charrette à côté de la cage à poules.

Imaginez, franchir des dizaines de kilomètres sur des sentiers à peines débroussaillés, gravir des côtes et traverser des cours d'eau tout en protégeant famille et biens devaient demander énormément de courage et d'endurance physique. il n'est pas étonnant que ces défricheurs aient fabriqué les pièces de mobilier sur place à mesure des besoins et de l'espace disponible.

Malgré tous ces embûches, certains ont pris les moyens et déployé des efforts inimaginables pour transporter des biens plus encombrants et plus luxueux. On raconte que la famille de Sévère Bertrand est arrivée à Sainte-Lucie ayant un harmonium parmi les meubles. Pour d'autres, c'est le grand lit à tête de cuivre ouvré qu'on ne peut se résigner à abandonner. Ou bien le vaisselier, orgueil de bien des épouses. Chez ma grand-mère, c'est un buffet à deux corps qui a fait le voyage; la partie supérieure constituée de deux étagères encadrant un grand miroir surmontait la base aux portes sculptées de volutes. Ces meubles étaient plutôt des exceptions dans les maisons des colons.

Par contre, toutes les cuisines, grandes ou petites, possédaient une armoire, peu importe le modèle, elle est indispensable et un peu mystérieuse. Elle dissimule les objets, les soustrait au regard, c'est pourquoi elle attire tant les petits enfants, surtout à la maison de grand-mère. On voudrait l'explorer, connaître ses secrets. Oublions les rangées de cabinets et de présentoirs qui garnissent les cuisines modernes pour ouvrir l'armoire de grand-mère. Sur la plus haute des tablettes repose la fine porcelaine. Quelques jolies pièces reçues en cadeaux de mariage et gardées là à l'abri des petites mains. Cette magnifique théière et ses tasses ne voient pas souvent la lumière du jour; elles ornent la table seulement au Jour de l'An et parfois servent le thé lors du baptême du premier né. Tout au fond, dissimulé dans le sucrier, des pièces de monnaie en réserve pour les urgences. Un peu plus bas, c'est la faïence blanche dont la soupière et les bols à soupe sont ornés sur le rebord d'épis de blé; c'est « la vaisselle du dimanche». En bonne maîtresse de maison nos ancêtres auraient été mortifiées de servir les repas du dimanche dans les assiettes de tous les jours. C'est là que se cache aussi la jarre à biscuits. L'encrier et la plume.

À portée de main, les bols, assiettes et tasses de tôle émaillée – le granit bleu ou blanc bordé d'un trait noir. Il est facile de garder un repas au chaud sur le poêle dans ces plats. Il y a aussi la boîte d'ustensiles. Simple coffret de bois sans couvercle que l'on dispose sur la table et qui reprend sa place le repas terminé. Dans le coin derrière les tasses, la réserve de poivre, de poudre à pâte et quelques épices. Vous vous demandez où est le sel? Dans une boîte accrochée au mur, près du poêle, afin qu'il demeure sec. Plus bas sont les casseroles et les gros ustensiles, le hache-viande, le moule à beurre. Et bien enveloppé dans un morceau de toile écrue, le nécessaire de couture: un dé à coudre, des aiguilles de différentes tailles, des ciseaux de tailleur, de la craie, et dans une enveloppe de feutrine, les minuscules ciseaux de brodeuse. Les bobines de fil sont derrière le pot à lait.

Sur le sol sont déposés les objets lourds. Le gros chaudron de fer, la jarre pour les fèves au lard, les fers à repasser et quelques paniers. On y range le cirage à chaussures, de la corde, des morceaux de colle forte. Une fois l'an sonnait l'heure du ménage. Non pas qu'il y avait désordre et poussière, mais un coup de chiffon et du panier neuf sur les tablettes redonnaient fraicheur et ordre à cet espace en s'assurant qu'aucun insecte ou rongeur y avait pris place.

Qu'elle ait été de simples tablettes en bois de pin protégées par un rideau ou un gros vaisselier en coin, l'armoire de grand-mère demeure un coffre aux trésors aux yeux d'enfant. Trésors réels ou imaginaires, qu'importe. La cuisine de grand-mère, l'armoire de grand-mère restent des souvenirs heureux rattachés à l'enfance et font partie du patrimoine de la mémoire. Nous pouvons y puiser sans limite et y retourner sans contrainte.

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