On va finir par ne manger que des tomates du Mexique…

Dominique Bernier, Droit de Parole, Québec

Quand on pense aux ressources naturelles, ce ne sont pas les sols agricoles qui nous viennent en tête spontanément. Pourtant, il s’agit d’une ressource rare et non renouvelable. Rares, car au Québec, ces sols représentent un maigre 2 % du territoire, et les meilleurs d’entre eux sont concentrés près des grands centres urbains. Non renouvelable, car, une fois ces sols raclés, asphaltés ou bétonnés, la couche arable fertile, qui représente tout au plus 15 cm et qui a mis plusieurs millénaires à se constituer, disparait et on ne peut pas la recréer artificiellement.

 

La loi actuelle…

Nous le savons depuis longtemps déjà, l’urbanisation menace la pérennité du territoire agricole. Au Québec, nous avons, depuis la fin des années 1970, un outil conçu spécifiquement pour protéger les terres agricoles en empêchant qu’elles soient utilisées à des fins autres que l’agriculture : la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles (LPTAQ). Cette loi, à l’origine de la fameuse « zone verte », est appliquée par la Commission du même nom (CPTAQ), chargée d’étudier les demandes d’exclusion de la zone agricole, communément appelées demandes de « dézonage ».

Toute demande de dézonage doit être soumise à la CPTAQ par une entité municipale (Ville ou MRC). Ainsi, un promoteur qui souhaite bâtir un projet résidentiel en zone agricole devra tout d’abord faire en sorte que son projet soit accepté par les autorités municipales. Or, la principale source de revenus des villes, ce sont les taxes municipales.

Il est aisé de comprendre qu’un complexe de condominiums ou un parc technologique génère plus de taxes qu’une production agricole ou qu’une terre en friche. Les demandes de ce type sont donc souvent acceptées à cette étape, alors que les projets d’une autre nature, telle que le fractionnement d’un lot pour revendre des parcelles à des fins d’agriculture à échelle humaine par exemple, auront plus de difficulté à se frayer un passage jusqu’à la CPTAQ.

Dans l’interprétation de la loi (au cas par cas), beaucoup de latitude est laissée aux commissaires, ce qui est une bonne chose en soi. Mais la logique dominante, qui considère les terres agricoles comme des réserves de terrains à bâtir, touche aussi ceux-là mêmes qui sont chargés d’éviter cette situation. Ainsi, la zone agricole est amputée à raison de 4000 hectares par année, soit la superficie de l’ile de Montréal tous les 10 ans.

 

Comment la spéculation vient-elle à bout de la loi?

Sans la LPTAQ, la situation serait pire, bien sûr, mais avec les années, les promoteurs immobiliers ont appris à contourner ce garde-fou important de plus en plus facilement. Un récent rapport de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC) fait état de l’ampleur de la spéculation sur les terres agricoles, des enjeux qui y sont reliés et proposent des solutions.

À la source de ce problème d’ampleur mondiale, un aspect se dégage : la financiarisation du secteur agricole, qui conduit à la transformation des terres en actifs financiers, utilisée pour meubler les différents portefeuilles d’investissement. Comparées aux valeurs mobilières, hautement volatiles, les terres apparaissent, particulièrement en

temps de crise, comme une valeur refuge. Le secteur des produits agricoles est en mutation, en réponse notamment à la demande croissante pour la viande dans les pays émergents, et à la demande en biocarburants, présentés comme une solution énergétique verte dans les pays du Nord. Les terres agricoles constituent donc des éléments hautement stratégiques: qui contrôle l’alimentation et l’énergie se place en position dominante pour influencer la reconfiguration de l’économie et de la géopolitique. Il n’est donc pas étonnant que plusieurs cherchent à acquérir davantage de terres.

Dans plusieurs pays en développement, l’accaparement des terres se fait de façon sauvage. Bien que nous ne possédions pas de données claires sur l’ampleur de ce phénomène au Québec, il est tout de même possible de dégager certaines tendances lourdes.

Premièrement, en périphérie des centres urbains, des terres agricoles sont acquises par des groupes immobiliers ou des sociétés à numéro, souvent pour un prix excédant largement la valeur du marché. Par exemple, entre 2006 et 2010, une société à numéro a acquis plus de 250 hectares de terre sur le territoire de la Ville de Québec à un prix s’élevant à plus de 15 fois leur valeur foncière.

Ensuite, ces terres sont soit louées à des producteurs agricoles, soit laissées en friche. Il faut savoir que l’un des critères facilitant le dézonage d’une terre à la CPTAQ est son caractère peu propice pour l’agriculture. Les parcelles en friches, surtout si elles sont près des habitations ou enclavées entre deux agglomérations, peuvent donc plus facilement être présentées comme des ilots déstructurés. Leur exclusion de la zone agricole pour être vendus comme terrains résidentiels n’est alors plus qu’une formalité.

 

La solution : l’occupation !

En plus de l’accaparement des terres à des fins non agricoles qui nous prive d’une ressource vitale, la spéculation sur les terres agricoles provoque une pression à la hausse sur le prix des terres restantes, rendant la pratique de l’agriculture financièrement inaccessible pour la relève.

Mais que peut-on faire contre ces forces financières qui nous dépossèdent de notre patrimoine collectif? Il n’existe pas de réponses simples à ce problème complexe, mais plusieurs avenues mériteraient d’être explorées.

Tout d’abord, l’IREC propose, dans son récent rapport, la création d’une Société d’aménagement et de développement agricole du Québec (SADAQ). Cet organe viserait, selon les auteurs du rapport, à faire l’acquisition et le transfert des établissements en les destinant en priorité aux candidats et aux candidates de la relève agricole, selon des critères conjuguant économie agricole et occupation du territoire. Il permettrait aussi de faire un inventaire et d’instaurer une veille stratégique du territoire agricole afin d’en avoir une meilleure connaissance pour améliorer sa mise en valeur.

Une politique agricole structurante visant à corriger les effets néfastes de la spéculation est également essentielle, mais à elle seule, elle ne saurait tout régler. L’approche complémentaire consiste à recréer le dialogue entre les ruraux et les urbains.

On peut imaginer une foule de formules permettant de tisser des liens et d’occuper les espaces agricoles vacants par le prêt, l’échange ou la location de champs à loyer non monétaire : production paysanne, agriculture soutenue par la communauté, jardins collectifs liés à des organismes à vocation sociale, jardins de coopération internationale, etc. Les producteurs agricoles ont tout intérêt à favoriser l’établissement des urbains qui souhaitent mettre en place des projets culturaux alternatifs sur leurs parcelles difficilement exploitables dans une optique traditionnelle. Une parcelle de terre agricole occupée et utilisée dans une optique d’agriculture multifonctionnelle est une parcelle soustraite à la convoitise des spéculateurs. On évite ainsi l’effet domino de déstructuration de la zone agricole parcelle par parcelle.

En plus de permettre aux aspirants paysans sans terre de cultiver un champ sans s’endetter lourdement, le fait de tisser des liens entre les ruraux et les urbains améliorerait la souveraineté alimentaire et permettrait sans doute la création de nouveaux marchés axés sur les circuits

courts, l’agriculture de proximité et l’écotourisme. Il y aura toujours des moyens de contourner la règlementation. Seule l’occupation effective du territoire agricole peut le protéger à long terme.

classé sous : Non classé