Bernice Sorge : l’identité et la mémoire

Jean-Pierre Fourez, Le Saint-Armand, Philipsburg

Il y a de ces rencontres qui vous éblouissent et qui vous laissent avec un sentiment de réconfort : oui, il reste des gens vraiment bien sur cette Terre. J’ai rencontré Bernice à son studio du chemin Hudon de Dunham, une ancienne église protestante qu’elle a achetée en 1987 et restaurée avec amour. Il y avait eu une tempête de neige et le lieu ressemblait à une carte de Noël.

Passé le porche, j’ai eu le sentiment que j’entrais dans la caverne d’Ali Baba et que j’y trouverais des trésors… ce qui fut le cas! On comprend mieux l’artiste quand on connait son histoire et ses origines. La mère de Bernice était originaire d’un petit village de Syrie près de Damas. Son premier mari, Moses, était arrivé au Canada en 1929 et avait élu domicile en Nouvelle-Écosse. Il était venu pour affaires et il était retourné en Syrie pour y chercher une épouse. Il reviendra avec Rose (Wardé en arabe), sa jeune femme de 15 ans épousée selon la tradition syrienne de religion chrétienne.

De ce couple naîtront deux fils dans les années 30, puis une fille en 1941, année du décès de Moses. Bernice naît plus tard d’une autre union. Rose reste veuve durant plusieurs années et affronte une vie très dure, seule avec ses enfants. Dans le petit village de Nouvelle-Écosse où elle demeure, la famille est ostracisée car les étrangers n’y sont pas les bienvenus, les filles sont humiliées à l’école et les deux garçons sont obligés d’aller travailler en ville car les revenus sont insuffisants, Rose ne pouvant prétendre qu’à des emplois de serveuse ou de femme de ménage. De plus, elle ne maitrise pas la langue anglaise et il n’est pas bien vu de vivre sans homme dans cette communauté.

Cette enfance meurtrie a donné à Bernice une force extraordinaire et forgé chez elle un sentiment aigu de colère face aux injustices. Elle est persuadée que c’est pour dénoncer ces injustices qu’elle est devenue artiste. Toute son oeuvre est empreinte de cette lutte pour se faire entendre, donner une voix à sa mère et aussi à toutes les femmes. Quel destin que celui de cette mère qui a été (et reste) sa muse, sa source d’inspiration.

Enfant, Rose gardait les troupeaux. Elle a compensé son analphabétisme par une créativité hors du commun. Bernice a hérité de ce tempérament de combattante et a trouvé un moyen personnel d’exprimer ses idées féministes et son activisme politique par les arts. Son arme c’est le pinceau, qui peut être comme les couleurs, doux ou violent. Elle travaille avec son inconscient.

« Ce que vous voyez sur cette toile, dit-elle, c’est moi à l’état pur. » Ainsi, dans ses tableaux, il y a toujours un message qu’on peut capter et qu’elle a dissimulé pour être découvert, en le cherchant ou par hasard. Généralement les êtres ont peur de montrer leur vrai visage et en particulier les femmes coincées dans leur silence, bâillonnées depuis des siècles. C’est pour cela que Bernice se sent très concernée par le printemps arabe, car tant que les femmes ne seront pas entendues, aucune paix ne pourra s’installer.

Ses expositions ont toutes une puissante thématique féministe : en 2008 à Toronto, elle a proposé (par internet) aux femmes qui le voulaient, de lui envoyer leur soutien-gorge (autre symbole majeur de la lutte des années 70) pour qu’elle les utilise comme matrice d’estampes : elle a reçu 13 réponses de différents pays et en a tiré 24 estampes où elle mêle textile et végétation, chaque oeuvre étant accompagnée de textes incroyables. Bernice n’est pas à proprement parler une intellectuelle lorsqu’elle crée, c’est plutôt une impulsive et de cette spontanéité sensuelle naissent des idées de tableaux et d’expositions. Elle aimerait créer quelque chose autour du vêtement. Pourquoi pas la burqa qui véhicule une forme d’oppression? Peut-être également une série sur la relation de pouvoir homme-femme.

Bernice, qui vit avec Yvon depuis 46 ans, dit que, quand elle élevait leurs trois fils (nés en 1972, 1976 et 1980), elle éprouvait  un grand sentiment de fierté comme mère-éducatrice qui fabriquait des hommes responsables alors qu’aux yeux de la société elle n’était rien puisqu’elle ne « travaillait » pas et restait à la maison. Pourtant Bernice a un baccalauréat en sciences (biologie) et a été enseignante. Sa proximité quasi viscérale avec le monde végétal génère des oeuvres à thème botanique.

Pour ses gravures, elle utilise des plantes cueillies autour de son studio et se sent heureuse de pouvoir exprimer un accord parfait entre la science, l’éducation et les beaux-arts.

Bernice aimerait laisser de son passage sur cette Terre des traces significatives. Entre autres, elle a entrepris une tâche colossale de mémoire biologique en « imprimant » les plantes, tels des chefsd’œuvre en péril, menacées de destruction par les OGM ou la bêtise humaine. Dans chaque tableau de ce projet qu’on pourrait qualifier de manifeste politique, elle insère un échantillon d’ADN de la plante représentée.

Elle a maintenant plus de 160 plaques de plantes symboliquement sauvegardées. Dans ses tableaux peints, elle cache aussi des messages d’espoir et de révolte sous les couches de peinture.

On ne peut pas séparer Bernice de son oeuvre, car elle est dans ses tableaux, et ceux-ci ont été directement inspirés de ses expériences de vie. La nature, la quête de son identité et la préservation de la mémoire sont ses thèmes récurrents. Bernice raconte que lorsqu’elle était petite, sa mère Rose lui racontait des histoires merveilleuses de sa vie en Syrie mêlées à des passages de l’Histoire sainte et elle croyait que c’était un pays imaginaire, un peu comme dans les contes des Mille et une nuits. Plus tard, elle a découvert que ce pays existait bel et bien. En 2006 elle a été invitée à Damas par l’ambassade du Canada en Syrie à présenter une exposition où les tableaux avaient en filigrane des photos de sa mère et de son passé oriental ainsi que de femmes arabes flottant dans un univers végétal.

Un clin d’oeil pour exprimer sa gratitude d’avoir été nourrie par la nature et surtout par Rose, qui a peut-être maintenant une voix.

En fin de compte, lorsqu’on sort du studio de Bernice les yeux pleins de couleurs, on découvre ce que l’on avait déjà deviné : son oeuvre est un fidèle portrait d’elle- même. Elle raconte l’amour, la lutte, la joie et la souffrance, la vie, la mort et la renaissance des humains et de la nature à grands coups de brosse et de palette. La surface de ses compositions ressemble à son parcours : plein de plaies et de bosses, de craquelures, de rayures, de gommages et de reprises. Dans un tel univers impressionniste à la limite de l’abstraction, il faut parfois rester longtemps devant un tableau pour découvrir un détail figuratif inattendu.

Son oeuvre présente les deux côtés de sa personnalité : d’une part, l’aspect rigoureux

de la gravure, qui exige une grande précision et une maîtrise de la technique illustrant bien qu’elle a les deux pieds sur terre; d’autre part, la peinture acrylique où apparait son côté fantaisiste et onirique. Les deux côtés de la médaille, pourrait-on dire !

 

 

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