Ma tante Jeannette, ma chère itinérante!

Hélène Ouellette, l’Itinéraire, Montréal

En mars 2003, ce fut l’anniversaire de naissance et le décès de ma belle «ma tante Jeannette» (1908-2003).

Que dire de toi? Si tu n’avais pas été là, je n’y serais sans doute pas non plus. Mes parents étaient déjà âgés lorsque je suis née et ma mère, écrasée par des problèmes de santé sociale, économiques, et par conséquent, de santé mentale, ne pouvait guère s’occuper de moi.

Pour mon père, les enfants, «c’était aux femmes de les élever!», bien que ma mère ait dû travailler comme cordonnière chez Parker pendant plus de 30 ans, 60 heures par semaine, contribuant ainsi largement aux finances du ménage. Mon père était journalier, comme une grosse majorité de francophones pauvres à Montréal. Finalement, il s’est acheté un camion sur «le crédit» et est devenu Willy Ouellette Transport, un petit camionneur artisan.

Jeannette et Gilberte, ma mère, étaient deux soeurs qui ont toujours vécu ensemble. Mon père s’était joint à ces deux femmes. Son mariage avec Gilberte a donné des statuts sociaux différents à chacune d’entre elles.

À cette époque, il n’y avait même pas d’aide sociale ou d’assurance-maladie. La  seule ressource était donc le «secours direct», soit la dépendance totale envers les proches pour de nombreuses personnes ayant des problèmes de santé physique ou ne pouvant se trouver un emploi. Jeannette vivait dans cette situation. Elle n’avait ni statut dans sa famille ni dans la société, sauf celui d’être une femme pauvre et célibataire, soit «la vieille fille». On ne parlait jamais d’elle, on ne l’invitait presque jamais au party de famille. Mon père, obsessif, voulait qu’elle reste à la maison pour protéger le pauvre logement familial du feu ou du vol, son TRUCK, et pour me garder moi, un accident de la Nature.

Je pense souvent à ma vieille Jeannette, morte à 95 ans. Sa vie se résumait à devoir «torcher» sa famille pour survivre. C’est elle qui allait aider ses soeurs et ses bellessoeurs après leurs accouchements. Elle devait répondre à leurs besoins tout en se déplaçant souvent, sans jamais rien avoir à elle. En effet, on la logeait, la nourrissait et lui donnait peut-être quelques piastres de tip pour ses services, dont celui d’entendre les jacassements familiaux. Mais avait-elle le choix de le faire? Non! Elle revenait toujours à son port d’attache, soit dans ma famille.

Sans doute à l’époque de Jeannette, les options pour les femmes sans emploi étaient le mariage, la servitude des proches ou la fréquentation d’un homme marié ou encore la prostitution, avec toutes les conséquences désastreuses que cela entraîne. De toute façon, Jeannette, depuis sa tendre enfance, avait dû être celle sur qui l’on comptait, celle qui ramassait et qui était capable de reprendre des situations en main et ainsi permettre un certain équilibre à son entourage.

Encore maintenant, nous sommes à même de constater que les conditions de vie des itinérantes sont bien plus lamentables que celles des hommes (viol, intimidation, prostitution, violence). La rue, c’est un monde d’hommes et les réseaux d’aide pour les femmes itinérantes sont très limités. En grande majorité, elles essaient de peine et de misère de survivre avec le peu d’argent qu’elles reçoivent. Ces contextes contribuent à les isoler d’une manière particulièrement inhumaine.

Je tiens à dire que Jeannette est l’une des personnes les plus intelligentes que j’aie jamais connue. Plusieurs de ces «vieilles filles», malgré leurs infortunes, ont été des personnes responsables et indispensables dans des contextes de lourde pauvreté pour leur famille, palliant par leur dévouement à un manque de justice sociale.

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