Vanessa Hébert, L'Itinéraire, Montréal
Maladies vénériennes, prostitution et consommation dressent un sombre tableau des relations intimes que peuvent avoir les jeunes de la rue.
Ignorée ou sévèrement jugée, la sexualité de ces jeunes est souvent réduite par les perceptions extérieures à des coïts risqués. À la rue depuis quelques mois, Julie et Sébastien se sont rencontrés par l’intermédiaire d’amis communs et sont inséparables depuis. Ils ne savent pas où ils vont dormir, mais ils savent qu’ils peuvent compter l’un sur l’autre. «L’amour n’est pas le privilège des gens normaux», tranche Axel Glaize, psychologue pour l’organisme Dans la rue.
«On pense que ces jeunes sont constamment en mode survie et que cela ne laisse pas de place à l’amour, explique Philippe-Benoît Côté, chargé de cours en sexologie à l’UQAM. Comme si construire une relation amoureuse dans cette situation était impossible.» Pour Diane Aubin, psychologue pour Dans la rue, le regard porté sur l’intimité des jeunes en situation d’instabilité prend rarement en considération la complexité du phénomène. «Quand on attribue tout ce qu’il y a de pire à une population, c’est là qu’on discrimine, explique-telle. Il y a aussi le danger du préjugé positif; il ne faut pas idéaliser la rue. C’est important de nuancer pour briser les préjugés.» Elle déplore l’accent mis sur des histoires sexuelles atypiques dont les reportages chocs font leurs choux gras. «Ce genre de reportage renforce une vision réduite de la réalité de ces jeunes. Comme si la rue égalait automatiquement prostitution et consommation.»
Selon Philippe-Benoît Côté, la diversité d’expériences intimes va de soi. «La situation de précarité se vit différemment d’une personne à l’autre, les relations se construisent différemment aussi.» Si Maslow plaçait les besoins d’appartenance et d’estime de soi en haut de sa pyramide, Axel Glaize voit le couple comme une aspiration de base chez les jeunes en situation d’itinérance. «Le désir d’être en couple est un besoin naturel sain, il représente pour eux une force supplémentaire leur permettant de passer à autre chose. […] Ils n’ont pas de logement, pas de job ou de situation stable et on se demande comment ils peuvent maintenir une relation. Mais justement, ils se construisent un quotidien dans la précarité dans laquelle ils se retrouvent.»
Toutefois, cette condition peut freiner la construction d’un couple. «Être dans la rue génère une barrière dans la relation, nuance Axel Glaize. Un individu amené à faire des actions pour survivre peut être déchiré entre ses valeurs d’origine et ce qu’il doit faire sur le moment. Il peut y avoir des difficultés à raconter ces événements à son partenaire et une peur du rejet.»
Culture d'échanges
Le couple n’est pas toujours le but ultime d’une relation, mais le besoin d’être près de quelqu’un reste présent. La proximité sexuelle peut devenir un substitut relationnel. «Quand on est exposé à la précarité, on en a marre à un moment donné et ça prend quelque chose pour se réconforter, calmer son anxiété, expose Diane Aubin. Cette recherche de réconfort peut amener à prendre des risques sexuels et émotionnels là où, peut-être, l’individu n’en aurait pas pris.» Elle précise que les filles ont plus tendance à être dans ce genre de situation puisqu’elles trouvent du réconfort en se collant au corps d’un autre.
Selon Kim Brière-Charest, chargée de projet chez le Groupe d’entraide à l’intention des personnes séropositives, itinérantes et toxicomanes (GEIPSI), la rue possède une culture d’échange et de troc. Biens et services sont échangés pour essayer de satisfaire les besoins de chacun. Il arrive toutefois que l’autre n’ait rien à offrir en retour. «Le sexe est un peu la dernière chose que tu as lorsque tu n’as rien», dit-elle. Nommant ces échanges «transactions sexuelles», Philippe-Benoît Côté y voit une stratégie de survie plutôt qu’une valorisation de la personne ou un plaisir. Il évoque des cas tirés de ses entrevues dans le cadre de ses recherches pour son doctorat concernant les expériences intimes des jeunes de la rue. «Ces filles voient alors le sexe comme une monnaie d’échange», analyse-t-il. Le chargé de cours explique que lorsque ces filles apprennent l’existence de différents organismes d’aide et prennent connaissance d’autres possibilités, elles cessent d’utiliser la transaction sexuelle. «La sexualité est considérée comme une stratégie de marchandisation, mais ce n’est pas le cas pour tous les jeunes, lance-t-il. La sexualité peut aussi être une forme de service en échange de quelque chose pour nous qui ne sommes pas à la rue.»
La prostitution n’est pas la norme chez les jeunes itinérants, mais elle reste présente. Selon Diane Aubin, un tel passage a de lourdes conséquences sur le développement identitaire d’un adolescent. «Pour les jeunes hommes, il peut y avoir beaucoup de confusion. Ils peuvent se poser la question: “Si j’ai pris du plaisir avec le client, est-ce que cela veut dire que je suis homosexuel même si je me sens hétérosexuel?”.»
Détruire les mythes
Même si plusieurs jeunes en situation précaire s’y adonnent, Diane Aubin déplore que certaines étiquettes collent à la peau de ce groupe social. «Pourtant, la prostitution et les maladies transmises sexuellement existent aussi en dehors de la rue», souligne-t-elle. Aussi, contrairement au mythe, les relations sexuelles de ces jeunes ne se passent que rarement dans la rue. «Comme tout le monde, ce que ces jeunes souhaitent, c’est avoir un espace privé, raconte Philippe-Benoît Côté. Avoir une relation dans un espace public est rare pour eux et même mal vu. C’est sale, c’est honteux, certains disent qu’ils sont obligés de consommer pour le faire parce qu’ils ne sont pas tout à fait à l’aise.»
Les bancs de parcs continueront tout de même à accueillir les amoureux et les amants de la rue qui ne savent pas où aller, même si cette incertitude peut vite peser sur ces couples. «Plus on est dans la précarité longtemps, plus cela épuise les ressources personnelles ainsi que les énergies vitales, et plus il devient difficile de gérer les conflits entre deux personnes.» Diane Aubin croit toutefois à la possibilité d’un amour à long terme, issu de la rue, pour les couples comme Julie et Sébastien. Avec une pointe d’ironie, Axel Glaize rétorque qu’un couple en situation précaire est dans le même bateau qu’un couple qui possède une maison : «Les deux n’ont aucune garantie que cela va marcher.»