Passer du conventionnel au bio : une question de vie

Mario Bard, Bio Bulle, La Pocatière

Que faut-il pour passer d’une ferme laitière dite conventionnelle à la production de lait biologique? À écouter la productrice Nicole Gauthier, c’est d’abord « la passion de l’agriculture », puis du cran, du courage, de la patience et certainement un point de non-retour causé, dans son cas, par la mort de plusieurs de ses vaches au vêlage.

L’ amateur de lait connaît peu le taux de mortalité des vaches lors de l’accouchement dans les fermes laitières dites conventionnelles. Si l’on prend l’exemple de Nicole Gauthier , ce sont entre cinq et neuf vaches qui mouraient chaque année en couches. « Pourquoi? C’est naturel d’avoir un petit, pourquoi elle en meurt? », se demandait-elle. « Les meilleures partaient en premier. Ça me faisait poser des questions », raconte-t-elle.

En 2005, c’est la goutte qui fait déborder le vase. Neuf vaches meurent en couches cette année-là, dont cinq pour le seul mois d’octobre. Et pour chacune d’elles c’est ni plus ni moins qu’un deuil qui se vit car Nicole connaît chacune des 105 têtes qui forment son troupeau, toutes des Holstein – la sympathique vache blanche aux taches noires – ainsi qu’une Charolaise-Holstein au poil beige particulièrement affectionnée par sa fille Joannie. Toutes sont enregistrées à l’Association Holstein Canada qui existe depuis 125 ans. Elles ont un nom, une personnalité, une existence. Elles sont plus que des bêtes de somme pour la productrice : ce sont des êtres vivants. Chez elle, l’espérance de vie des laitières est d’un minimum de huit ans, alors que la moyenne québécoise est de 4,3 ans.

 

Il y a aussi les conséquences économiques de ces décès. En effet, les deux premières années, celles qui deviendront des vaches ne produisent pas de lait. Dans le cas de la ferme de Nicole, ce sont près de 40% des bovins qui ont moins de deux ans. D’un point de vue monétaire, elles ne rapportent rien. D’où l’importance d’avoir un troupeau de productives qui soient en santé. Chaque vache qui meurt, c’est un remplacement à combler le plus tôt possible pour assurer son quota. Une vache vaut de 3000$ à 15 000$ selon son histoire génétique.

 

DEVENIR BIO : DIFFICILE MAIS RENTABLE

La ferme Jorithan, c’est tout d’abord un nom créé par une syllabe des prénoms de chacun des trois enfants du couple formé par Nicole Gauthier et Jean-Claude Fleurent : « Jo » pour Joannie, « Ri » pour Richard et « Than » pour Jonathan. Jean-Claude, un fils d’agriculteur, s’occupe du secteur des champs, de la gestion de quotas et des fourrages. Les terres cultivées de la ferme représentent 200 acres, composées de fourrage, de grains mélangés et de pâturage, sans compter les terres à bois. Nicole, petite-fille d’agriculteur, s’occupe du troupeau, de la papeterie et de la comptabilité. Richard, technologue en programmation électronique industrielle dans le domaine agricole, vient aider aux récoltes et Jonathan étudie à l’université pour devenir ingénieur en informatique. C’est en 1984 que le couple reprend la terre du père de Jean-Claude. Une tradition familiale qui risque de se perpétuer avec Richard et sa soeur Joannie, cette dernière prévoyant reprendre le troupeau en y ajoutant davantage de Holstein blanche et rouge ou de l’Ayrshire .

Située à Sainte-Perpétue dans le Centre-du-Québec, les artisans de la ferme Jorithan – devenue copropriété du couple en 1993 – ont dû respecter plusieurs étapes avant de recevoir l’accréditation lui permettant d’être reconnue comme ferme bio. Il a d’abord fallu semer des grains biologiques en plus de cesser d’épandre de l’engrais chimique et des pesticides. Puis, il a fallu s’assurer qu’il y ait une bande tampon de huit mètres entre leurs champs et ceux du voisin qui cultive de façon dite conventionnelle.

Après deux ans, un inspecteur de Québec Vrai est venu visiter la ferme. « C’est très bien vérifié », note Nicole. C’est à ce moment-là que la ferme reçoit un statut de pré-certification.

En plus de s’assurer que tout se fasse dans les règles, Québec Vrai soutient la transformation. « Nous sommes bien entourés, supervisés et le site internet possède des modèles qui aident à passer du conventionnel au bio. Le dossier de chaque animal est vérifié et nous devons apporter la preuve que les semences sont biologiques ». Comment? Les factures parlent d’elles-mêmes puisqu’elles contiennent le détail de l’achat. Si une semence n’est pas bio, les vérificateurs le verront par le nom de la semence conventionnelle et les numéros de lots.

Du côté du troupeau, les vaches doivent manger 80% de leur ration bio pendant 9 mois pour passer ensuite à 100% les 3 mois suivants afin que le lait soit finalement homologué. Chez les Gauthier-Fleurent, la transformation vers le bio a commencé au printemps 2006 et l’homologation a eu lieu à l’automne 2009. Mais comme le marché du lait bio est encore très récent, sa transformation pour la vente est encore grandement contingentée.

C’est ainsi que pendant deux ans, le lait bio s’est retrouvé mélangé à celui dit conventionnel. Ce n’est qu’en novembre 2011 que le précieux liquide a finalement trouvé sa niche dans le marché biologique. Un soulagement qui dépasse largement la fierté des efforts accomplis : il s’avère aussi financier. Pour mieux comprendre, il faut aller du côté d’un sujet généralement inconnu pour le buveur de lait ordinaire : la notion de quota.

 

LES QUOTAS DÉCORTIQUÉS

Les quotas laitiers au Canada voient le jour dans les années 1970. Les producteurs de lait doivent alors posséder un permis pour chaque litre de lait qu’ils vendent aux usines. Ce système vise à harmoniser la quantité totale de lait produit au pays à celui qui est consommé par les Canadiens, évitant ainsi les surplus et les pénuries. Un système complexe pour le commun des mortels, mais que Nicole explique avec aisance.

« En 1984, la terre cultivée par l’entreprise était de 170 acres et de 40 vaches », indique la propriétaire. La ferme devait produire 16 kg / jour de matières grasses (m.g.), une vache donnant en moyenne 3,6 à 4% de matières grasses dans son lait. Avant le début de l’aventure bio en 2006, la ferme Jorithan avait atteint un quota de 45 kg / jour m.g. avec ses 60 vaches.

Lors de la transition, 11 kg / jour m.g. ont dû être vendus car les vaches n’avaient plus le même rendement. Par exemple une vache produisait, en 2006, une moyenne 9600 litres de lait par année. Cette production est tombée à 6500 litres de lait par année par vache pendant le processus de certification. Ce manque à gagner financier n’a pas été comblé dès que la certification a été obtenue puisque, comme mentionné précédemment, le couple n’a pu vendre tout de suite son lait sur le marché bio. Il n’a donc pas eu droit à la prime permettant au producteur de compenser pour l’achat des grains bio qu’il paie deux fois et demie plus cher qu’au conventionnel.

Au vu des chiffres, on constate que, malgré un hectolitre qui vaut entre 16 et 18$ de plus que pour le conventionnel (75$), il y a toujours un manque à gagner pour le choix bio. Par ailleurs, selon Nicole, les différences de prix si importantes à l’épicerie sont le fait des transformateurs et intermédiaires. À la base, tous les producteurs de lait québécois reçoivent le même montant pour leur lait.

 

HOMÉOPATHIE BOVINE

Au fil des jours, la productivité reprend du poil de la bête à la ferme Jorithan. À l’ère bio, les vaches produisent une moyenne de 8200 litres de lait par année par vache, ce qui veut dire qu’il y a des vaches avec une moyenne de 10 000 litres de lait / an. Qui a dit que le bio était improductif?

Certainement pas Nicole Gauthier pour qui le passage est très heureux. En régie biologique, il n’y a jamais de retrait car aucun antibiotique n’est administré aux animaux. Nicole se sert de l’homéopathie avec ses vaches pour remplacer les antibiotiques et les vaccins. Selon ses dires, c’est une technique efficace très facile à utiliser : il suffit de vaporiser le liquide homéopathique sur une muqueuse (museau ou vulve). Une pratique controversée mais qui, dans son cas, semble fonctionner à merveille. « C’est comme si on aidait les anticorps de l’animal », estime-t-elle. Les huiles essentielles viennent également en renfort. Par exemple, elle traite les poux avec de l’huile essentielle de lavande. « Je badigeonne au pinceau l’endroit de la robe infectée par les parasites externes trois matins consécutifs et ensuite une fois par semaine pendant trois semaines. Puis, c’est fini pour l’année. » Est-ce que ça demande plus de travail? « Oui » répond-elle sans hésiter. Mais cela donne aussi une meilleure qualité de vie, autant aux humains qu’aux quadrupèdes. Malgré les 18 dossiers à tenir, qui seront vérifiés une fois par année par Québec Vrai, en plus d’une inspection plus importante tous les deux ans, le couple peut maintenant se permettre de payer un employé.

Les surplus financiers proviennent entre autres des visites plus espacées du vétérinaire. Auparavant, il en coûtait en moyenne 12 000$ par année de soins professionnels. Aujourd’hui, le couple ne débourse plus que 3000$. Quoiqu’un peu mécontent, le vétérinaire a accepté de continuer à suivre le troupeau. Nicole voit également une nette différence dans le comportement des animaux. Ils sont plus affectueux, moins stressés et « les décès d’animaux a diminué de 90% », indique encore l’enthousiaste productrice. Elle observe également ses bêtes de façon plus systématique, une « discipline » dans laquelle elle s’est beaucoup améliorée. « Par l’observation du comportement (vache agitée ou calme), des pattes, de l’écoulement au niveau du museau, on peut ajuster la ration [de nourriture] », précise-t-elle. De plus, les vaches sont à l’extérieur toute la journée de mai à octobre, ne rentrant que pour la traite et l’alimentation. L’hiver, elles y passent quelque deux heures, « même lors d’une tempête » car ce n’est pas la neige qui leur fait peur, précise Nicole. Les seuls risques sont en fait les grands froids et la glace sur laquelle elles pourraient glisser et se casser un membre. En dessous de -30 °C, les coquettes Holstein restent à l’intérieur.

Des pratiques dont le vétérinaire prend note, peut-être au profit des autres clients de la région qui aussi sont déjà passés en mode bio. À l’échelle québécoise, on peut maintenant compter un peu plus de 100 producteurs laitiers qui proposent un lait ressemblant davantage à ce que nos ancêtres avaient l’habitude de goûter.

 

L’AVENIR DIVERSIFIÉ ET SOLIDAIRE

Plusieurs avenues s’offrent au lait produit à partir des principes de l’agriculture biologique. Le fromage fin est une option sûre, tout comme le yogourt, le lait pour la consommation immédiate ou encore le beurre.

Une idée est même mise de l’avant présentement, celle de produire un fromage râpé déjà emballé, prêt pour la pizza par exemple.

« On voit aussi dans les champs le retour d’une plus grande variété de plantes », observe Nicole Gauthier. La raison est simple. Celles-ci ne peuvent plus compter que sur elles-mêmes pour grandir et se renforcer. « Par exemple, donner trop d’azote à une légumineuse la rend paresseuse », explique-t-elle. « Alors que sans ce supplément ajouté par l’humain, elle va chercher elle-même l’azote dans l’air. »

Puis il y a l’entraide entre les producteurs. « On vit moins de stress car il n’y a plus le côté compétitif, même si on doit vivre avec les aléas de dame Nature, toujours imprévisible », indique Nicole.

L’avenir de la ferme semble donc bien établi, d’autant plus que Joannie, l’aînée et la seule fille, parle de prendre la relève avec son frère Richard et de conserver la certification biologique.

Une quatrième génération prendrait alors la responsabilité de l’entreprise familiale, tout en ayant retrouvé un peu de ce que les générations passées vivaient. Car qui dit bio dit probablement retour à ce que nos ancêtres pratiquaient comme agriculture. Une plus grande observation de la nature, un peu plus de travail mais moins de dépenses liées au stress et à l’obligation de la performance.

« Selon nous, il y a plus de gens qui vont s’ouvrir à manger bio », confie Nicole Gauthier, qui croit que cela vient avec une conscience plus développée des gens. « Pour se tourner vers le bio, il faut avoir une ouverture et être rendu là ». Dans son cas, c’est la mort des bêtes qu’elle considérait comme bien plus que de simples productrices robotisées qui aura fait basculer sa vision pour l’avenir. Une question de vie!

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