Normand De Bellefeuille : l’amour, entre le néant et le vide

Normand Gagnon, Autour de l’île, l’île d’Orléans

Il aurait pu être archéologue, historien de l’art ou encore chef cuisinier. Normand De Bellefeuille a choisi le bonheur, celui que lui procure le livre : le livre devenu son monde. Un monde où il évolue depuis plus de trente ans en tant qu’auteur, professeur de littérature, conseiller littéraire et éditeur.

Directeur littéraire chez Québec Amérique pendant 13 ans, il a récemment contribué à la naissance des nouvelles éditions Druide qui publieront des auteurs établis, mais aussi de nouveaux talents chez qui l’on cherche « le rythme, le souffle et les surprises formelles», caractères que l’on trouve d’ailleurs dans les œuvres du poète et écrivain De Bellefeuille.

Pour lui, vivre à l’île procède aussi de cette recherche du bonheur, car il y trouve, nous dira-t-il, cet éloignement de l’agitation-Hostile à sa lenteur-et du bruit. Des écueils contournés qui devraient y contribuer à moins que son bonheur ne soit que triste légende urbaine ou encore comédie lointaine!

 

L’écriture du poète

Amateur de musiques répétitives comme celles de Philip Glass ou de Steve Reich, il nous confiera que les répétitions qui ponctuent ses écrits (poésies, nouvelle ou romans), de véritables empreintes personnelles, ne sont pas redites, mais assurent un progrès corporel, des incantations qui éclairent autant le réel de la vie que son inéluctable finitude.

«…le visage est le paradis des masques / et voilà précisément pourquoi / le visage n’aime pas les chiffres ronds / précisément pourquoi / le visage est une province sans réelles limites / précisément pourquoi / le visage, chaque soir / fait ses adieux à ce même visage ».

Comme le refrain d’une chanson qui ramène sans cesse au cœur du propos. «La forme, nous dit-il, précède et est au service de l’écriture». Mais ce formalisme auquel il  a eu abondamment recours dans le passé, a aujourd’hui laissé de l’espace à un certains lyrisme, ce qui ne peut, on s’en doute, que rendre plus audible un discours tendre sur une vie à désespérer quand on en considère son origine  (le néant) et sa fin (le vide).

L’œuvre est d’ailleurs tissée de ces fibres que sont la douleur, la mort- ce triste (mauvais) moment- et l’amour sans que rien de morbide ne s’en dégage en raison peut-être de l’amour justement, qui n’a peut-être pas plus de sens que le reste, mais qui s’autorise à alléger les pesanteurs de la vie, à occuper les heures, comme le dira le poète : « tu es ma seule évidence / une brève épilepsie/ tu fus / un accident spirituel/ tout puissant sur mon corps / tu fus / l’étrange postulat et / un appareil de désir…». Voilà donc, pour l’auteur, le passeport du hasardeux et indéfinissable passage : l’amour rendu possible au voyageur «encombré de toutes ses pertes».

C’est d’ailleurs pour ce recueil d’une lumineuse intelligence que Normand De Bellefeuille vient recevoir, lors du Festival international de la poésie 2012, le grand prix Quebecor accompagné d’une bourse de 15000$. Le jury soulignait alors avec justesse ce « livre lucide, saisissant qui nous atteint profondément».

Notons au passage que dans ce dernier titre l’auteur adopte un ton de familiarité en terminant plusieurs de ses poèmes avec des formules telles croyez-moi, vous verrez bien, oubliez ça…, comme un geste de rapprochement avec le lecteur doublé d’une injonction à la sagesse; avec ce sens de l’humour, malgré tout, notamment dans le dernier poème : «je t’ai proposé deux ou trois saisons en enfer / mais tu as préféré / retourner à Charleville» qui n’est pas sans rappeler le Vesoul de Brel.

 

La poursuite de l’harmonie

Ce n’est donc pas tant la recherche du sens qui aiguillonne l’auteur, mais plutôt cette poursuite de l’harmonie entre le cérébral et l’émotion, ce travail matériel avec les mots et cette exploration des ailleurs et de la pâte humaine.

Dans son roman, Un poker à Lascaux (2010), le narrateur devient son alter ego et le récit est alors une « biographie recyclée, un peu modifiée» et atténuée, car, nous dit-il, sa propre vie lui a fourni plus de matériaux que cela lui est nécessaire pour l’écriture : à tel point, ajoute-t-il, qu’il n’invente rien, il n’a qu’à faire un travail littéraire, texte, langue et forme.

Travail réussi : la langue est en effet fluide, claire et précise- on n’y changerait pas un seul mot- mais l’émotion est partout présente et bouillonne ses mots. Et au-delà du récit même, aussi drôle (parce qu’on s’y reconnaît) que pathétique, sont soulevées des questions existentielles : la reconfiguration de la mémoire de ceux que l’histoire personnelle a malmenés, l’amnésie consciente, le désir surpassant son objet, etc.

Il aurait pu tout aussi bien être philosophe, mais c’est vrai il a choisi le bonheur! De la belle et grande littérature, quoi!

Bref, un auteur qui porte un regard unique et sans fard sur l’existence et dont on attend impatiemment le prochain roman, Au moment de ma disparition.

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