Judiciarisation des itinérants : Dans les tIckets jusqu’au cou

Marie-Lise Rousseau, L’Itinéraire, Montréal

Éric «Roach» Denis a reçu pour 12 000 $ de contraventions à cause d’incivilités liées à ses années passées dans la rue. Des années plus tard, le squeegee devenu cinéaste vit toujours avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête : il a 1 200 $ de contraventions impayées. Il y a six ans, alors qu’il était en prison pour ne pas avoir payé ses contraventions, Roach a écrit le documentaire Les tickets : l’arme de la répression.

L’exemple de Roach est frappant. Jeune, il dormait au Carré Viger, lieu de refuge populaire des sans-abri de Montréal. N’ayant pas d’argent pour payer ses nombreuses contraventions, Roach a fait de la prison à plusieurs reprises pour acquitter sa dette. Aujourd’hui âgé de 33 ans, il habite en Abitibi avec sa conjointe et son bébé. «La caméra m’a fait plus d’effets que huit désintox», m’avait-il dit lors de notre brève rencontre à la sortie de la première de son film au Festival du Nouveau Cinéma, l’automne dernier.

Dans Les tickets, le documentariste retrace ses anciens camarades de rue et constate que tous sont encore aux prises avec des contraventions impayées, qui risquent constamment de leur valoir un retour en prison et de freiner leur réinsertion sociale.

Comme des milliers d’autres personnes de la rue, Roach et ses comparses filmés dans Les tickets ont été victimes de «judiciarisation». Qu’entend-on par ce mot, véritable exercice de diction? Il s’agit de profilage. Alors que le profilage racial survient lorsqu’une personne est discriminée pour son origine ethnique, le profilage social est l’équivalent d’une discrimination basée sur la condition sociale. Ainsi, les itinérants reçoivent des contraventions qui leur sont remises par des policiers, par exemple pour avoir fait une «mauvaise utilisation du mobilier urbain» ou encore pour «s’être trouvé dans un parc après 23h», ce qui les enlise dans le système judiciaire.

La judiciarisation met des bâtons dans les roues à ceux et celles qui tentent de s’en sortir, dénonce l’ensemble des organismes de lutte contre l’itinérance, regroupés au sein du RAPSIM (Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes). Comme Roach, toute personne dont les contraventions sont impayées risque la prison. Et qui dit prison, dit retour à la case départ. Alex Berthelot, intervenant à l’organisme Dans la rue rencontré lors d’une tournée des ressources d’aide aux itinérants organisée par le RAPSIM, raconte l’histoire d’un jeune de 25 ans qui a plus de 3 000 $ de contraventions impayées. «Aujourd’hui, ce jeune a refait sa vie à Laval et est le père d’un enfant. Il voudrait réintégrer le marché du travail, mais il ne peut obtenir un permis de conduire tant et aussi longtemps que ses contraventions ne seront pas payées. C’est un frein à sa réinsertion sociale», explique l’intervenant, indigné.

«Dans les années 2000, on a connu une hausse de l’intolérance face à l’itinérance en raison notamment de l’embourgeoisement des quartiers [un phénomène que l’on connaît mieux sous le terme anglais de gentrification], ce qui a valu de nombreuses plaintes à la police», explique Julien Montreuil, directeur adjoint de l’unité mobile L’Anonyme, qui aide les jeunes en difficulté. Conséquence? Des règlements municipaux ont été adoptés pour éloigner les itinérants de certains lieux de la ville. L’un des règlements du genre les plus connus est la loi surnommée «anti-Mario», interdisant la présence de chiens au parc Émilie-Gamelin et au Carré Viger, deux repères montréalais pour les sans-abri. Mario Paquet, itinérant, est connu pour être inséparable de ses neuf fidèles compagnons. Il a déjà reçu plusieurs contraventions salées pour s’être rendu dans ces lieux en compagnie de ses chiens.

Mais tout n’est pas noir. Depuis quelques mois, le milieu communautaire remarque une certaine baisse du nombre de contraventions données aux personnes itinérantes. L’équipe EMRII, composée de policiers et de travailleurs sociaux du CSSS Jeanne-Mance, a été mise en place il y a deux ans afin de mieux intervenir auprès des personnes vulnérables et marginalisées. Plutôt que de donner systématiquement des contraventions, EMRII accompagne les personnes en crise vers la ressource qui pourra les aider.

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