Couper dans le gras

Chantal Turcotte, L’Écho de Cantley, juin 2012

«Maman, vas-tu perdre ton travail? Est-ce qu’on va devoir vendre la maison et déménager?

Tant qu’il s’agissait de réorganisation, de modernisation et de transformation, ça allait. On insistait sur notre capacité à nous adapter au changement et sur l’importance de la résilience. On mettait en lumière la nécessité de voir en chaque défi une possibilité.

Puis des expressions ont fait leur apparition dans le vocabulaire bureaucratique, comme réaménagement des effectifs, réduction des budgets et compressions. Les médias ont donné des statistiques, interrogé les intervenants, fait des reportages dans lesquels étaient envisagés différents scénarios.

À ceux qui voyaient déjà la grande faux décimer la fonction publique et qui s’enquéraient de mon avenir, je répondais à la légère «Qui vivra verra». Puis la rumeur d’une date butoir a circulé entre les bureaux et a été confirmée par la convocation à une réunion de tout le personnel.

On se doutait bien que cette fois-ci, c’était la bonne, mais on se disait encore que, peut-être, on nous tiendrait un discours assez général. Or, dès que tout le monde a trouvé un siège, les portes se sont refermées sur nous et sur ce qui nous restait d’illusions. Notre dirigeant, en d’autres temps blagueur et amical, avait le regard livide de celui qui doit mener son troupeau à l’abattoir. De nombreux postes touchés. Plusieurs excédentaires. Concours pour savoir qui reste et qui part, trois vagues, une lettre, cent-vingt jours, trois options, c’est ça qui est ça, et bonne chance. Nous étions tous un peu sonnés, mesurant enfin dans toute son ampleur la réalité à laquelle nous allions devoir faire face.

Surtout, ne rien dire ou laisser voir aux enfants en rentrant à la maison pour ne pas les inquiéter. C’était peine perdue dans mon cas. Ils le savaient déjà, eux qui, l’air de rien, écoutent tout ce que les adultes se disent dans les couloirs de l’école lorsqu’ils viennent les chercher.

«Mais non, mais non, ne vous inquiétez pas», fut ma seule réponse même si je n’en avais aucune idée. J’ai aussi coupé court avec mon mari quand j’ai vu que ça commençait à l’énerver. Et pas question de partager mes états d’âme avec d’autres que mes proches, puisque de toute façon, la plupart des gens n’en ont rien à cirer des fonctionnaires.

D’ailleurs, ça y va fort sur les blogues et dans les commentaires qu’engendrent les reportages au sujet des compressions. Il était temps qu’on coupe dans le gras. De toute façon, la sécurité, ça n’existe plus. Ils devraient voir ce que c’est dans le secteur privé. Les conditions de travail sont pas mal moins bonnes que ce qu’ils ont. Pis dans le privé, si t’es «out», ben t’es «out». Ils sont gras durs avec leurs pensions. Qu’ils arrêtent donc de se plaindre.

J’ai du mal à comprendre ces réactions, ou devrais-je dire préjugés? J’ai fait des stages coopératifs quand j’étais aux études. Et même à l’époque, personne ne voulait aller travailler à Ottawa. Es-tu malade, ça va être tellement plate! Or, j’ai trouvé dans ce milieu des occasions d’apprentissage extraordinaires, des gens passionnés qui ont cru en moi, des collègues dont le souvenir ne me quittera jamais, des valeurs et une éthique de travail à laquelle j’adhère pleinement. Je me suis épanouie.

Je ne suis pas du genre non plus à envier ce que les autres ont de plus que moi, mais plutôt à apprécier ce que j’ai. Quand j’apprends que des travailleurs ont perdu leur emploi, le cœur me serre, peu importe que ces travailleurs soient du secteur privé ou public. Enfin, pour ma part, ce que je souhaite, ce n’est pas l’insécurité et de piètres conditions de travail pour tout le monde, mais l’inverse. Et pour ce qui est du gras, je me dis que s’il y en a tant que ça dans le gouvernement, pourquoi passet-on notre temps à travailler en heures supplémentaires et à surveiller nos blackberries les soirs et les fins de semaine? J’ai autant d’inquiétudes pour ceux qui quitteront que pour ceux qui resteront.

Par ailleurs, ce sont la sécurité et les bonnes conditions de travail qui assurent la stabilité des familles, des collectivités et des sociétés, et non le contraire! J’ai acheté une maison, j’ai eu des enfants, je fais du bénévolat parce que j’ai assez de stabilité pour le faire. Si j’avais passé mon temps à chercher de l’emploi et à vivoter, je serais restée dans un appartement, comme pendant les trois premières années de ma carrière, où j’allais de contrat en contrat. Je n’aurais rien emprunté ni acheté au cas où ça aurait été mal pour moi. J’aurais eu moins de temps à consacrer à ma collectivité et je n’aurais peut-être pas couru le risque de mettre des enfants au monde, en raison de ma situation précaire.

Cela dit, je comprends que la sécurité n’est peut-être pas possible dans certains secteurs et que la crise économique a frappé durement les entreprises. Mais ça, ce n’est ni la faute des travailleurs, ni celle des fonctionnaires, mais bien celle des spéculateurs sans aucun scrupule. Le château de cartes qu’ils avaient construit et qu’il voulait toujours plus haut s’est écroulé, entraînant toutes les économies à sa suite. Aux citoyens et aux gouvernements de payer maintenant.

Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve. J’espère seulement pouvoir conserver ce que j’ai acquis à force de travail, de passion et de persévérance. C’est aussi le voeu que je formule pour vous tous qui, comme tant d’autres dans la région — plus de vingt mille selon les prévisions, soit plus de deux fois le nombre de gens qui habitent Cantley -, vivez dans l’angoisse de perdre ce qui donnait jusque-là une qualité, un sens et une stabilité à votre existence.

classé sous : Non classé