Sera-t-il possible d’enseigner après la grève ?

Julie Marcotte, Mobiles, Saint-Hyacinthe, le 6 juin 2012

Suite à l’adoption de la loi spéciale, je devrai attendre mes étudiants jusqu’en août prochain. Quelle étrange situation ce sera : à la prochaine rentrée scolaire, je me retrouverai devant des étudiants que je n’aurai pas vus depuis le 14 mars : « Bon, où en étions-nous déjà ? Quelqu’un peut me dire de quoi il a été question au dernier cours ? ». Vous aurez compris que cette approche est ridicule et que je devrai donc remanier mes plans de cours.

Normalement, quand je planifie mes cours, j’ai un grand souci de continuité et je plonge mes étudiants dans des projets intégrateurs, c’est-à-dire, des projets dont chacune des étapes permet d’apprendre de nouvelles notions, lesquelles sont immédiatement mises à profit par des intégrations concrètes. Je vous donne un exemple : dans un cours sur la communication et la littérature du monde, ils choisissent une œuvre littéraire qui a été adaptée au cinéma à partir d’une liste proposée. En premier lieu, ils analysent le roman en repérant toutes les caractéristiques propres à ce genre littéraire, ensuite ils visionnent l’adaptation cinématographique en analysant un extrait et, finalement, ils présentent leur dossier à tout le groupe. Ce trimestre-ci, mes étudiants ont eu le temps de choisir leur roman et, la semaine suivante, tout était figé pour le restant de la session. Ils ne l’auront probablement pas lu et ce sera à recommencer.

Lorsque je les retrouverai, je devrai forcément sauter des étapes de ce projet et faire des choix qui ne sont pas évidents. Je tenterai de respecter les objectifs du plan cadre, tels qu’élaborés par le Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS), mais on ne pourra pas prétendre que la qualité de mon enseignement restera intacte. D’ailleurs, dans le calendrier scolaire 2012-2013 remanié par le Cégep de Saint-Hyacinthe, il est prévu d’enchaîner les trois sessions (hiver 2012 – automne 2012 – hiver 2013) à raison de deux semaines d’intermède entre chacune. Cela signifie que nous n’aurons qu’une semaine de correction et une semaine de préparation au lieu du mois habituel qui est consacré à cette partie de notre tâche d’enseignant.Pour vous donner une idée de ce que cela représente concrètement sur le terrain, voici une situation type de ma tâche : Si j’ai 4 groupes de 35 étudiants, cela correspond à 140 rédactions à corriger. Si je consacre environ 20 minutes par rédaction, cela représente 47 heures de correction en une semaine. Cela dit, il faut préciser qu’il est très difficile de corriger plusieurs copies sans prendre de pauses ici et là, car les textes qui se retrouvent sous mes yeux s’apparentent rarement à des chefs-d’œuvre de la littérature ! Mon niveau de concentration doit également être élevé, car il faut à la fois évaluer le contenu et la qualité de la langue. Au bout d’un certain nombre de rédactions, des erreurs m’échappent et le contenu m’exaspère parfois ! Alors, comment vais-je m’en sortir ? Je vais couper dans le contenu des cours et dans les évaluations, pas le choix ; au lieu d’enseigner les points A.1, A.2, A.3, B.1, B.2, B.3, C.1, C.2 et C.3, ce seront uniquement les points A, B et C.

Je pourrais me dire que ce n’est pas la fin du monde, que ces étudiants s’en sortiront probablement dans leur future carrière et dans la vie en général, car les manques seront compensés au fil de leur formation, mais cela ne sera vrai que pour ceux qui sont doués et qui réussissent déjà bien académiquement. Les étudiants plus faibles, ceux qui étaient déjà incertains quant à leur choix de carrière, ceux qui font un retour aux études ou ceux qui terminent le secondaire cette année et qui décideront de prendre « une année sabbatique » le temps que les secousses de la grève étudiante retombent, ceux-là, sont sérieusement en danger. C’est pour ces étudiants que je passe par les points A.1, A.2, A.3, etc., pour ceux qui ont besoin d’un plus grand encadrement pour ne pas décrocher des études, mais plutôt décrocher un diplôme. Enfin, le plus grand paradoxe est que, depuis quelques années, le MELS nous demande de mettre en place toutes les mesures nécessaires pour accompagner les étudiants en difficulté (aucune demande d’admission n’est refusée), or j’ai le sentiment que nous serons appelés à les accompagner looooongtemps…

Malgré le professionnalisme dont je sais faire preuve, je ne vous cacherai pas que j’ai plutôt hâte d’en finir avec cette session. Je tenterai malgré tout de profiter de la saison estivale pour me ressourcer en vue du marathon qui m’attend en août prochain. D’autant plus que, pendant une dizaine de semaines, j’ai compulsivement consulté mes courriels dans l’attente des résultats du vote hebdomadaire des étudiants, jumelée à l’attente de consignes de la direction du cégep qui, elle, attendait les consignes de la ministre de l’Éducation qui, elle, attendait les consignes du Premier Ministre qui, lui, attendait… quoi déjà ? Je me pose encore la question. Par contre, ce que je sais depuis le début du conflit, c’est que nous, les enseignants, paierons cher. Et je ne suis pas dans des considérations économiques, mais bien dans des préoccupations de nature idéologique. Mais ça, ça n’est pas très grave, pourvu que le Grand Prix de la F-1 et tous les festivals n’en soient pas affectés, c’est tout ce qui compte vraiment…

classé sous : Non classé