Thierry Haroun, GRAFFICI, Gaspésie, avril 2012
Dans une carrière de journaliste, il y a des couvertures d'événements qui nous marquent plus que d'autres. La journée du 30 mars dernier à Gaspé était l'une d'entre elles tellement le contraste entre deux mondes donnait le vertige. Radiographie d'une journée empreinte d'émotions et de perceptions. Ce jour-là, en haut de la côte, à l'Hôtel des Commandants, plus d'une centaine de personnes issues du monde des affaires ainsi que des élus de la région avaient allongé 50$ pour entendre le premier ministre Jean Charest vanter les mérites du Plan Nord. Au même moment, en bas de la côte, sur la rue de la Reine, plus de deux cent personnes issues du monde communautaire, étudiant, syndical et environnemental manifestaient leur indignation envers les politiques gouvernementales.
Votre chroniqueur a donc passé la journée à monter et descendre la côte (dur sur les genoux) pour couvrir deux camps que tout opposait. C'est-à-dire? En haut de la côte, c'est ambiance jazz, ceinture Cardin, parfum Chanel, lunettes dernier cri, spray net plein la gueule, ambiance plastique, ça sent le neuf, le «proprette», le tout cuit, l'engoncé, la cravate serrée, le veston Guy Laroche, le regard froncé, le sourire confiant, le sourire jaune, le sourire coincé et les applaudissements pour Jean Charest. On répète: les applaudissements pour Jean Charest.
En bas de la côte, ambiance indignée, ambiance festive, débridée, cool, hip, ambiance déhanchement, ça sent le swing, le gaz, la poussière plein la gueule, ça chante, ça hurle, look punk, pantalon militaire, gaminets, cagoules, tuques de laine, mitaines trouées et des bras d'honneur pour Jean Charest. On répète: des bras d'honneur pour Jean Charest. Sur le plan de la couverture, en haut c'était comme assister à une partie de pétanque entre retraités un dimanche pluvieux dans tin parc à Outremont. Et en bas, c'était comme assister au septième match d'une série mondiale à Fenway Park à Boston en fin de neuvième manche avec les buts remplis. C'est une question de perception, on s'entend. En haut, c'était le Forum économique de Davos, en bas, le Forum social mondial. En haut, on tenait un café (deux crèmes un sucre sans sucre) dans les mains en regardant l'heure et en écoutant M. Charest discourir sur les bienfaits du Plan Nord. Et en bas, on tenait des affiches sur lesquelles on lit «Charest mine notre future», « Détestable Charest», 1625 $ ça ne passe pas», « Jean Lesage l'a bâti, Jean Charest l'a détruit », «Non à la fracturation».
Quoi d'autre? En haut, c'était le Festival de musique baroque, les concertos brandebourgeois et le chant des castrats. En bas, c'était Woodstock, Jimmy Hendrix chantant Purple Haze, Janis Joplin, Joan Baez, Bob Dylan et Joe Cocker. En haut, on chante «Minières, libérez-nous!» et en bas «Libérez-nous des libéraux! ». Il y a eu la pause du midi. Ouf … Un break pour le journaliste. Pas tout à fait puisqu'observation oblige, même en pause syndicale. En haut, bouffe gastronomique servie à température parfaite, ambiance Frank Sinatra, ambiance smooth jazz, ambiance Diana Krall, ambiance Michel Louvain et lumière tamisée, ça sent la sauce au vin. Et en bas c’est la soupe populaire/les sandwichs à la moutarde sucrée et les Joe Louis «passés date» assis sur l'asphalte, entre gravelle et pelouse jaune gelée. En haut, c'est le Beaver Club.
et en bas, la Maison du Père. Vu sous l'angle cinématographique, on pourrait dire qu'en haut on présentait Les Beaux Dimanches et en bas on avait mis Duel (Steven Spielberg) à l'affiche. Dans le premier cas, on est assis au fond de sa chaise et dans le deuxième, on est assis au bout de sa chaise. En haut, on parle de mines, d'hydrocarbures, d'éolien et de fric. En bas, on parle de justice sociale, de partage de la richesse et de l'importance de financer les banques alimentaires et les maisons d'hébergement. En haut, le paradis et en bas, l'enfer? Tout est question de perception, c'est selon. Mais Victor Hugo n'a-t-il pas écrit que mieux vaut encore un enfer intelligent qu'un paradis bête?
Il y a bel et bien un «printemps gaspésien» qui a commencé par des manifestations à Chandler et à Grande-Rivière organisées par des organismes communautaires de la MRC du Rocher-Percé le 28 mars, relayées à Gaspé sur la rue de la Reine deux jours plus tard et qui culminera le 22 avril à Gaspé lors du jour de la Terre. Ah oui, les affiches «Non à la fracturation» coûtent 10$ et voir Jean Charest coûtait 50$. Dans le premier cas, vous soutenez le comité Ensemble pour l'avenir durable du grand Gaspé et il vous reste une affiche pour la vie. Dans le second, il vous reste des souvenirs de Jean Charest pour la vie. On répète: des souvenirs de Jean Charest.