Catherine Girouard, L’Itinéraire, Montréal, le 1er avril 2012
Un gros 90 000 $ ! Ce n'est pas le salaire annuel de Ianik, mais plutôt la somme qu'il doit à la Ville de Montréal et à la STM en contraventions. Sans-abri depuis plusieurs années, il traînera encore longtemps ses tickets avec lui sur le macadam, car il est loin d'être en mesure de les payer. Même si Ianik a une dette particulièrement grosse, amassée sur une longue période d'itinérance, il ne fait malheureusement pas exception: 27 % des sans-abri de Montréal ont reçu plus de 6 contraventions de 2006 à 2010, dont 18 % d'entre eux en ont reçu plus de dix. Au total, seulement pour l'année 2010, les sans-abri doivent 1,5 million de dollars en frais de contraventions à la Ville. Rien de moins! Vrais boulets à leurs pieds, ces dettes alourdissent leur quotidien alors qu'ils sont déjà en mode survie et, surtout, elles agissent comme un frein dans leur tentative de réinsertion sociale.
Habitué, de recevoir des contraventions, Ianik essaie de ne plus en faire de cas. Mais il faut être un vrai voyou pour recevoir autant de contraventions, pourrait-on croire. « J’ai mérité 75 % des contraventions que j'ai reçues, avoue Ianik. Mais pas les autres 25 %. Je peux le confirmer : il y a clairement du profilage social dans la rue. J'en ai souvent vu et vécu.» Quand on sait que les sans-abri ont reçu en 2010 le quart de toutes les contraventions émises à Montréal alors qu'ils ne représentent que 2 % de la population, il convient de se questionner sur cette surjudiciarisation.
C'est ce qu'ont fait les professeures Céline Bellot et Marie-Ève Sylvestre dans une étude publiée récemment qui recense des contraventions émises à des sans-abri. Elles concluent malheureusement que le profilage social est une réalité à Montréal. «Ça fait 10 ans qu'on le dénonce!», a martelé Pierre Gaudreau, coordonnateur du RAPSIM, lors de la présentation de l'étude aux médias.
L'étude démontre non seulement que le nombre de contraventions données aux sans-abri est démesuré, ayant sextuplé de 1994 à 2010, mais aussi que les raisons pour lesquelles elles sont établies sont souvent plutôt banales. La grande majorité des amendes distribuées par le SPVM le sont pour ébriété publique (31,5 %), consommation d'alcool (29,6 %), flânage (11,8 %) ou pour présence dans un parc après les heures d'ouverture (11,8 %). Celles émises par la STM le sont pour avoir pris ou tenté de prendre le métro sans payer (33,7 %), être couché ou étendu sur un banc (23,3 %), avoir fumé du tabac (14,6 %) ou avoir consommé de l'alcool (7,6 %).
La plupart des contraventions émises le sont donc pour des infractions mineures et non pour des comportements criminels ou dangereux. Elles sont directement liées à la seule présence des personnes itinérantes dans l'espace public. Leur seul crime est celui d'être sans-abri. Un sans-abri, ça dérange, leur dit-on. Dérangeants ou non, ils sont bien présents dans notre ville et de plus en plus nombreux. Si on ne veut pas qu'ils dérangent dans l'espace public, on doit prévoir des lieux ou ils pourront flâner, se reposer, dégriser et recevoir de l'aide, comme le futur centre de répit et de dégrisement de la mission Old Brewery. Nous avons cruellement besoin de ce genre d'initiative.
Car ce n'est pas en leur donnant autant d'amendes que leur nombre diminuera et ils n'en seront pas moins visibles dans l'espace public. «Face à l'itinérance, l'émission de contraventions n'est pas une solution, affirme Pierre Gaudreau. C'est plutôt un fardeau qui alourdit la vie des gens et qui peut mener à des situations de crise.»
Pour Ianik et pour plusieurs surjudiciarisés, ces dettes sont un obstacle majeur à l'accès à l'emploi. «Moi, si je vais travailler, j'ai automatiquement une saisie de 35 % sur mon salaire pour le remboursement de mes contraventions, raconte lanik. On me dit donc: Désolé, Ianik, on est obligé de se passer de tes excellents services. Pour ne pas avoir de saisie, il faudrait que je verse 20 % de la somme totale de mes amendes. Aurais-tu un petit 20 000 $ à me prêter, que j'aille me chercher une job au salaire minimum?», me dit-il de son humour sarcastique.
Bravo pour l'encouragement à la réinsertion sociale! Ce n'est certainement pas avec de telles mesures qu'on aidera les gens à se sortir du cercle vicieux de la rue et de l'extrême pauvreté …
L'administration Tremblay sait qu'il y a du travail à faire sur ce tableau. C'est pourquoi elle a lancé, le 17 janvier dernier, sa Stratégie de lutte contre le profilage social et racial. «Le discours est là, mais les chiffres et les faits montrent le contraire», fait valoir Pierre Gaudreau.
Le problème perdurera tant que des amendes seront données de façon massive. « Tant qu'on demandera aux policiers de faire leur travail de la même façon, très peu de choses changeront, ont affirmé les auteures de l'étude. Il devient urgent (…) de transformer véritablement en stratégie d'intervention les discours tenus par les différents acteurs politiques tant municipaux que provinciaux.»
Il est donc plus que temps que les bottines suivent les babines.